— Pouvez-vous me dire au moins…?
— Vous serez à la clinique demain matin?
— Oui.
— Je vous appellerai là-bas.
Poliment mais fermement, il m'a souhaité une bonne nuit, avant de raccrocher. J'ai regardé fixement le téléphone. À quoi diable voulait-il en venir?
Dormir était hors de question. J'ai passé presque toute la nuit sur le Web, à surfer entre différentes caméras de surveillance dans l'espoir de tomber sur la bonne. Vous parlez d'une aiguille high-tech dans la botte de foin planétaire.
À un moment, j'ai arrêté et me suis glissé sous les couvertures. Quand on est médecin, on apprend la patience. Je prescris en permanence aux enfants des examens qui ont des répercussions sur leur vie future — quand vie il y a — et je leur dis, ainsi qu'aux parents, d'attendre les résultats. Ils n'ont pas le choix. Cela était peut-être applicable à ma situation actuelle. Il y avait trop de variables pour l'instant. Demain, une fois que je me serais connecté à Bigfoot, nom d'utilisateur « Bat Street » et mot de passe « Ados », j'en saurais sans doute davantage.
Pendant un moment, j'ai fixé le plafond. Puis je me suis tourné vers la droite — la place d'Elizabeth. Je m'endormais toujours le premier. Couché là, je la regardais de profil, totalement absorbée dans son livre. C'était la dernière chose que je voyais avant que mes yeux se ferment et que je sombre dans le sommeil.
Je me suis retourné du côté opposé.
A quatre heures du matin, Larry Gandle a contemplé les mèches décolorées d'Eric Wu. Wu était incroyablement discipliné. Lorsqu'il ne travaillait pas à améliorer ses performances physiques, il était scotché devant l'écran de l'ordinateur. À force de surfer sur le Net, son teint avait viré au bleu livide, mais sa carrure, c'était du béton.
— Alors? a fait Gandle.
Wu a retiré son casque et croisé ses battoirs sur sa poitrine.
— Je suis perplexe.
— Dis-moi.
— Le Dr Beck a sauvegardé très peu d'e-mails. Juste quelques-uns concernant des patients à lui. Rien de personnel. Et voilà qu'il en reçoit deux bizarres ces deux derniers jours.
Sans quitter l'écran des yeux, Eric Wu a tendu deux feuillets par-dessus le roc de son épaule. Larry Gandle a regardé les e-mails et froncé les sourcils.
— Qu'est-ce que ça signifie?
— Aucune idée.
Gandle a parcouru le message qui parlait de cliquer sur quelque chose « à l'heure du baiser ». Il ne comprenait pas les ordinateurs — et ne tenait pas à les comprendre. Son regard est revenu se poser en haut de la feuille, sur l'objet.
E.P. + D.B. et une série de barres obliques.
Gandle a réfléchi. D.B. David Beck peut-être? Et E.P…
Le sens lui a atterri dessus comme un piano tombé d'une fenêtre. Lentement, il a rendu le papier à Wu.
— Qui a envoyé ça?
— Aucune idée.
— Cherche.
— Impossible, a dit Wu.
— Pourquoi?
— L'expéditeur est passé par un service de courrier électronique anonyme.
Wu s'exprimait d'une voix patiente, presque lugubrement monocorde. Qu'il discute de la météo ou qu'il arrache la joue de quelqu'un, il employait toujours le même ton.
— Je ne vais pas entrer dans le jargon informatique, mais il n'y a pas moyen d'identifier l'expéditeur.
Gandle a reporté son attention sur l'autre e-mail, celui avec Bat Street et Ados. À première vue, ça n'avait ni queue ni tête.
— Et celui-là? Tu peux savoir d'où il vient?
Wu a secoué la tête.
— Pareil. Service de courrier anonyme.
— Est-ce la même personne qui les a envoyés?
— Je n'en sais pas plus que toi.
— Et le contenu? Tu comprends de quoi ça parle?
Wu a pressé quelques touches, et le premier message s'est matérialisé sur l'écran. Il a pointé un doigt épais et noueux.
— Tu vois ces lettres bleues, là? C'est un lien hypertexte. Le Dr Beck n'a eu qu'à cliquer dessus, et c'a dû le conduire quelque part, probablement sur un site web.
— Quel site?
— Le lien est rompu. Là encore, impossible de remonter la piste.
— Et Beck était censé faire ça « à l'heure du baiser »?
— C'est ce qui est écrit.
— C'est le jargon informatique, ça, l'heure du baiser?
Wu a presque souri.
— Non.
— Tu ne sais donc pas de quelle heure il s'agit?
— Exact.
— Ou si elle est déjà passée?
— Elle est passée.
— Comment le sais-tu?
— Son navigateur est réglé pour afficher les vingt derniers sites qu'il a visités. Il a cliqué sur le lien. Plusieurs fois, d'ailleurs.
— Mais tu ne peux pas le suivre là-bas?
— Non. Le lien est désactivé.
— Et l'autre e-mail?
Wu a pianoté sur le clavier. L'écran a changé, et le second e-mail est apparu.
— Celui-là est plus facile à déchiffrer. Il est assez élémentaire, en fait.
— Vas-y, je t'écoute.
— Le service de courrier anonyme a établi un compte pour le Dr Beck, a expliqué Wu. Il lui a fourni un nom d'utilisateur et un mot de passe en mentionnant à nouveau l'heure du baiser.
— Voyons un peu si j'ai compris, a récapitulé Gandle. Beck va sur un quelconque site web. Il tape son nom d'utilisateur et le mot de passe, et là-bas il y a un message pour lui?
— C'est le principe.
— Et nous, on ne peut pas le faire?
— En utilisant son nom et le mot de passe?
— Oui. Pour consulter le message.
— J'ai essayé. Le compte n'existe pas encore.
— Pourquoi?
Eric Wu a haussé les épaules.
— Peut-être que l'expéditeur anonyme l'établira plus tard. Aux environs de l'heure du baiser.
— Conclusion?
— En deux mots…
La lumière de l'écran dansait dans les yeux inexpressifs de Wu.
— … quelqu'un se donne beaucoup de mal pour garder l'anonymat.
— Et comment saurons-nous qui c'est?
Wu a brandi un petit appareil qui ressemblait à un transistor.
— On a installé ça sur son ordinateur, au bureau et à son domicile.
— Qu'est-ce que c'est?
— Un pisteur de réseau numérique. Le pisteur envoie des signaux numériques de ses ordinateurs au mien. Si le Dr Beck reçoit des e-mails ou visite un site, s'il tape ne serait-ce qu'une seule lettre, on pourra contrôler tout ça en temps réel.
— Il n'y a donc plus qu'à attendre et à surveiller, a conclu Gandle.
— Oui.
Gandle a repensé à ce que Wu venait de lui dire — à propos de quelqu'un qui faisait des pieds et des mains pour rester anonyme — et un horrible soupçon s'est insinué au creux de son estomac.
Je me suis garé sur le parking à deux rues de la clinique. Je n'arrivais jamais à trouver une place à moins d'une rue.
Le shérif Lowell s'est matérialisé avec deux hommes coiffés en brosse et affublés de costumes gris. Ceux-ci se sont adossés à une grosse Buick marron. Physiquement, ils étaient aux antipodes l'un de l'autre: un Blanc, grand et maigre, et un Noir, petit et rondouillard. Ensemble, on aurait cru une boule de bowling qui cherche à renverser la dernière quille. Tous deux m'ont souri. Pas Lowell.
— Docteur Beck? a fait la grande quille blanche.
Il avait une allure très soignée — cheveux enduits de gel, pochette, cravate nouée avec une précision surnaturelle, lunettes turquoise griffées, de celles que mettent les acteurs pour avoir l'air d'intellectuels.
J'ai regardé Lowell. Il se taisait.
— Oui.
— Je suis l'agent Nick Carlson, du FBI, a continué le type à l'allure soignée. Et voici l'agent Tom Stone.
Tous deux ont brièvement exhibé leurs insignes. Stone, le plus petit et le plus chiffonné des deux, a remonté son pantalon et m'a adressé un signe de la tête. Puis il a ouvert la portière arrière de la Buick.
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