Le milliardaire avait un profil très particulier : après avoir fait de la taule dans sa jeunesse pour violences et escroquerie, il avait réussi à accumuler une fortune dans le business du retraitement des déchets. En d’autres termes, le Frank Nitti de Madrid avait passé la majeure partie de son existence le nez dans les ordures et respirait seulement auprès de sa collection de tableaux.
Il avait eu plusieurs épouses, plusieurs enfants, mais avait toujours vécu en solitaire dans ses multiples maisons. Personne ne savait jamais où il se trouvait, et encore moins où il planquait ses œuvres d’art. De temps à autre, il en prêtait une à un musée, comme les Pinturas rojas à la Fondation Chapi, mais il gardait jalousement l’essentiel de sa collection.
Corso devinait que ces biens constituaient son seul sujet d’orgueil, sa seule passion, et qu’il était particulièrement fier de s’y connaître dans ce domaine. Or un escroc débauché et trivial avait ruiné sa seule raison de vivre.
À 22 heures, Perez sortit de son hôtel. Dans le genre discret, il pouvait mieux faire. Il portait un complet gris clair aux plis souples et impeccables et toujours ce galure qui lui donnait l’air d’un mafieux d’Amérique centrale. En plein hiver, c’est ce qui s’appelait de la fantaisie.
Perez remonta la rue Saint-Séverin à travers la foule. Facile de lui emboîter le pas : le seul homme vêtu de couleur claire dans cette fourmilière. Son chapeau ressemblait au petit drapeau que les guides exhibent pour ne pas perdre leur groupe.
Corso ne savait pas ce qu’il espérait. Perez n’était que de passage à Paris, aucune raison de penser qu’il allait se trahir ou faire quoi que ce soit de répréhensible. Toutefois, cette balade nocturne ressemblait à un match retour après la poursuite de Madrid. Cette fois, Stéphane ne le perdrait pas…
Perez vira à droite, rue de la Harpe, et accéléra le pas. Corso passa la seconde, tourna à son tour, mais découvrit une rue bondée dans laquelle il était impossible de voir à plus de cinq mètres devant soi. Les lampions tremblaient au-dessus de ces milliers de têtes, comme prêts à se décrocher et à électrocuter tout le monde.
Corso plongea dans la mêlée. Il était chez lui à Paris, il n’allait pas se faire semer comme une bleusaille. Soudain, il aperçut le borsalino : Perez venait de prendre encore à droite, rue de la Huchette. Pourquoi revenait-il sur ses pas ?
Le flic se mit à courir. D’un coup, il fut extrait de la foule et comme aspiré sur sa droite. Il se retrouva dans une ruelle déserte, non pas la plus étroite de Paris (celle du Chat-qui-Pêche), à quelques mètres de là, mais une pas mal non plus dans le genre serré et obscur, la rue Xavier-Privas.
Plaqué contre un mur poisseux, il découvrit face à lui la gueule tannée d’Alfonso Perez. Entre eux deux, en guise de premier contact, la lame d’un cran d’arrêt que l’Espagnol tenait comme un voyou du barrio . Le milliardaire n’avait jamais quitté la violence de la rue.
Durant un bref instant, Corso ne put qu’admirer sa figure racée : avec ses arcades sourcilières volontaires, son nez busqué et sa bouche arquée, il était bien plus qu’un Castillan, il était le guerrier des temps antiques, un soldat de l’ Iliade …
— Qu’est-ce que tu veux ? gronda-t-il avec toute la colère de sa terre assoiffée dans la gorge, celle qui craque et qui tremble sous le soleil.
— Commandant Stéphane Corso, clama-t-il sans se déballonner. Je vous arrête pour les meurtres de Sophie Sereys et d’Hélène Desmora. À partir de cet instant, vous…
— ¡Hijo de puta !
Corso n’eut que le temps de dévier la tête pour éviter le coup de lame. Perez de l’autre main lui serrait la gorge — une force hors nature, hors âge — pour le maintenir en place. Il armait encore son bras quand Corso réussit à lui échapper et à se plier en deux à la manière d’un boxeur esquivant un coup. La lame se planta dans le gras de son épaule — il ne sentit rien sinon la chaleur de son sang qui giclait sur sa nuque. D’un geste réflexe, il tendit le bras et attrapa le poignet meurtrier. Dans la foulée, il décocha de son autre poing un crochet dans le ventre de l’agresseur. Aucune réaction. Ou du moins pas celle qu’il attendait. Perez lui assena aussitôt sur la nuque un coup de poing en forme de marteau qui le mit à genoux. D’où sortait-il cette force d’Hercule ?
Corso leva les yeux et vit la lame surgir de nouveau dans une courbure de lumière, comme volée aux guirlandes à trois pas de là. Instinctivement, il poussa sur ses jambes et frappa de la tête, en mode bélier, le torse de son agresseur. Le coup de couteau fut détourné et Corso gagna quelques secondes. Déjà, Perez contractait son corps pour une nouvelle attaque. Corso lui balança son avant-bras dans la gueule, ce qui eut pour effet de le repousser, mais pas pour longtemps. L’Espagnol revenait encore, enragé…
Le flic lui attrapa une nouvelle fois le poignet. Il l’enroula de son bras gauche, lui tourna le dos et, de sa main droite, s’apprêta à lui péter os et ligaments sur son genou.
À cet instant, Perez eut une convulsion et échappa à la prise. Comme activé par un ressort, son bras partit à toute force en direction de sa propre gorge. Tout se passa en une éclaboussure de temps, Corso ne comprit rien : il lâcha tout et se retrouva couvert de sang.
Tétanisé, il regarda s’écrouler l’Espagnol dont l’artère ouverte giclait en mode tuyau d’arrosage. Il eut la présence d’esprit de reculer pour échapper au jet qui aspergeait la ruelle. À terre, Perez s’éloignait, dans tous les sens du terme. L’incompréhension s’approfondissait dans ses pupilles. Sa main cherchait, à tâtons, le manche de la lame qu’il s’était enfoncée lui-même dans le cou. Enfin, il trouva l’instrument et l’arracha de la plaie. Le résultat fut une ultime gerbe, plus haute, plus puissante, plus décisive.
Corso attrapa le mort sous les aisselles et le cala sous un porche, à l’abri des regards, juste derrière une descente de gouttière.
Il palpa ses propres poches et trouva son portable. Il composa le numéro du salut — il souillait l’écran de ses doigts tachés d’hémoglobine.
— Allô ?
La voix familière de Barbie. Le retour au monde de la surface.
— T’es où ? Tu bosses ?
— À ton avis ? répondit Barbie avec son insolence réflexe.
Il ne l’avait jamais vue quitter le boulot avant 22 heures.
— Viens me chercher, dit-il dans un râle.
— Où ?
— Juste en face. Rue Xavier-Privas.
Elle éclata de rire.
— Ça, c’était avant.
— Avant quoi ?
— Avant qu’on déménage dans le XVII e.
Dans sa panique, il avait complètement oublié que les brigades du 36 avaient migré à l’autre bout de Paris.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
Corso considéra le cadavre à ses pieds.
— Un mort. Il faut que tu me sortes de cette merde.
— Je serai là dans vingt minutes. Débrouille-toi pour tenir.
Au cas où miss Béret n’aurait pas compris que Corso exerçait un métier dangereux et terrifiant, son retour de cette nuit-là aurait eu valeur d’argument définitif. Croûté de sang, hébété, le flic lui balança trois mots avant de passer sous la douche. Une fois sa lucidité revenue, il ne lui en dit pas plus mais accepta qu’elle lui bricole un pansement — sa blessure dans le dos était sans gravité. Ensuite, Corso la remercia puis lui appela un taxi. Il se demandait souvent s’il ne se vengeait pas sur elle de la gent féminine en général et d’Émiliya en particulier.
Côté Saint-Michel, le plan était simple : pas question que la mort de Perez vienne ajourner encore une fois le procès. Barbie et lui avaient donc décidé de faire disparaître les papiers de la victime : son identification demanderait au moins plusieurs jours et les jurés d’ici là auraient pris leur décision. En tout état de cause, Philippe Sobieski allait être acquitté et il serait toujours temps de rouvrir une instruction pour le meurtre des strip-teaseuses autour de la personne d’Alfonso Perez.
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