La main en visière, il se livra à un rapide état des lieux. A priori, personne dans les allées ni à l’ombre des palmiers. Le paysage paraissait avoir été vidé de toute présence humaine et même de toute substance matérielle. Les arbres se résumaient à des flammes blanches, les pelouses à des miroirs aveuglants.
Corso courut jusqu’à la sortie du parc. Son ombre sur le gravier clair avait la netteté d’une fissure crevant la terre. Parvenu au portail, il s’appuya au châssis des grilles et dut aussitôt retirer sa main : le métal était brûlant. Sa gorge était dans le même état : quelques mètres de course l’avaient gargarisée au lance-flammes. Pas la moindre trace du visiteur. L’artère se déroulait, déserte. Il n’eut pas la force de reprendre sa course. D’ailleurs, où aller ? L’homme s’était dissous dans cette ville aussi blanche que lui.
Il se passa la main sur le visage et tourna les talons. Il pénétrait dans le hall, le souffle court, les tempes bourdonnantes, quand son portable sonna. Coup d’œil à l’écran : Stock. Il lui semblait qu’on l’appelait d’une autre planète.
— T’es où, bordel ? hurla la culturiste. On t’appelle depuis une heure !
Visiblement, Barbie était restée discrète sur ses allées et venues.
Corso hésita à répondre puis opta pour la réserve du chef :
— Qu’est-ce qui se passe ? Une urgence ?
— On en a une autre, putain !
— Quoi ?
— Une victime. Défigurée de la même façon, étranglée avec ses sous-vêtements, tout ça noué comme la fois précédente.
— Elle a été identifiée ? haleta-t-il.
— On la connaît tous, c’est Hélène Desmora, la collègue de Nina Vice. Miss Velvet !
Corso réussit à atterrir à Paris à 16 h 20, une vraie prouesse en période de vacances. Pas suffisante toutefois pour qu’on l’attende sur la scène de crime. Le corps d’Hélène Desmora avait déjà été transféré à l’IML, les techniciens de l’IJ avaient remballé et la scène de découverte — un terrain vague à Saint-Denis — se résumait à quelques banderoles de rubalise. Circulez .
Le procureur de Bobigny, dont Saint-Denis dépendait, avait saisi les gars du SRPJ 93 qui s’étaient rendus sur place. Barbie était déjà montée au créneau auprès du parquet de Paris afin qu’on leur file cette affaire. Mais la paperasse prenait du temps et en cette fin d’après-midi, personne ne savait au juste qui devait enquêter.
Pour l’heure, son groupe n’avait réussi qu’à récupérer les constates rédigées par les OPJ. Sans émettre le moindre avis ni dire un mot sur son absence, Corso s’était emparé des liasses imprimées et s’était enfermé dans son bureau. Avant tout, il devait intégrer les faits, se pénétrer, en toute objectivité, de ce nouveau drame — et oublier pour l’instant son coup de chaud à Madrid.
Le cadavre avait été découvert aux environs de 11 heures du matin dans un terrain en friche, à l’angle de la rue du Capitaine-Alfred-Dreyfus et de la rue Flora-Tristan, non loin des voies ferrées de la gare du Stade de France. En réalité, il ne faisait aucun doute que le corps avait été repéré plus tôt dans la matinée — la zone était un lieu idéal pour fumer quelques joints. Mais les mômes du coin ne pouvaient prévenir les flics, c’était une impossibilité chronique. Il avait fallu attendre que l’un d’entre eux en parle à ses parents, lesquels s’étaient décidés à appeler l’ennemi.
Comme Sophie Sereys, Hélène Desmora était nue, sans le moindre objet ni document auprès d’elle permettant une identification. Les flics avaient tout de suite pensé à la première strip-teaseuse assassinée. Les empreintes avaient confirmé leur intuition.
Comme la fois précédente, la victime, en position fœtale, était entravée par ses sous-vêtements. Le soutien-gorge autour du cou et des poignets, la petite culotte les reliant aux chevilles en un réseau serré. Nœuds de fouet, nœuds en huit, le dernier ouvert… Comme Nina Vice, la femme s’était sans doute débattue et asphyxiée elle-même en forçant sur ses liens.
Les blessures au visage étaient identiques aussi. Commissures charcutées, gencives à nu, pierre obstruant la gorge… Tout en feuilletant les clichés de l’horreur, Corso revoyait la jeune femme un peu trop ronde qui jouait au petit matelot sur la scène du Squonk. Physiquement, les deux effeuilleuses n’avaient rien à voir. Sophie Sereys était longue, maigre et blonde, avec un visage ovale aux sourcils très marqués, Hélène avait les cheveux noirs, sans doute teints, coupés à la Louise Brooks, et une bouille joufflue.
Par éclairs, Corso songeait à l’homme de Madrid. L’assassin, vraiment ? Aurait-il pu se rendre en Espagne après avoir tué à Paris ? Pas si absurde : il pouvait être allé se recueillir devant les tableaux une fois son crime commis. Chaque meurtre était peut-être une sorte d’offrande. Ou tout ça n’était-il qu’un vaste délire ? Il décida d’oublier pour l’instant le fantôme au panama. Il fallait s’en tenir aux faits, rien qu’aux faits, et mener l’enquête dans les règles.
Il passa aux plans plus larges du décor débité en blocs et tours : la misère habituelle, la laideur ordinaire, et un terrain vague dont les sous-sols, selon les constates, étaient pollués par deux siècles d’activité industrielle. Aucun rapport avec la déchetterie du site de la première découverte. Aucune signification symbolique possible.
Le seul détail à noter était la proximité relative entre ce terrain et l’adresse personnelle d’Hélène Desmora, rue Ordener, porte de Saint-Ouen, comme entre la déchetterie de la Poterne et Ivry où vivait Sophie Sereys. Mais ces distances ne voulaient rien dire — on ne pouvait même pas supposer que le tueur avait choisi ces lieux par commodité puisque Sophie n’avait pas été tuée dans son appartement et Corso était certain qu’Hélène non plus.
Les flics du SRPJ 93 avaient déjà passé quelques coups de fil, signe qu’ils comptaient garder l’affaire, et avaient reconstitué, dans ses grandes lignes, la dernière journée de l’effeuilleuse. Pas grand-chose à en dire. Hélène vivait seule. Ayant bossé au Squonk la veille, elle s’était sans doute réveillée aux alentours de midi puis était partie faire sa gym quotidienne, au Waou Club Med Gym de la rue du Faubourg-Poissonnière vers 13 heures. On perdait sa trace dans l’après-midi.
Le flic regroupa la paperasse étalée sur son bureau puis cala le dossier sous son bras. Dans la salle de briefing, son équipe était là, plutôt à cran. Deux raisons à cela : le meurtre, bien sûr, mais aussi le silence du proc. On ne savait toujours pas qui allait s’y coller. Or perdre encore plusieurs heures avec des histoires administratives était un non-sens. Corso les apaisa : il avait déjà téléphoné au parquet et fait valoir leur légitimité.
Il enchaîna direct sur le vrai sujet sensible :
— Quoi que vous pensiez, on n’a pas perdu notre temps.
— Vraiment ?
C’était Stock qui avait posé la question, son expérience ne l’avait pas immunisée face au sentiment d’impuissance qui prend souvent les flics à la gorge.
— On a tout faux depuis le départ, marmonna-t-elle. Toutes ces conneries sur le gonzo n’ont rien à voir avec les meurtres. Le tueur n’a qu’une obsession. Le Squonk.
— C’est pour ça qu’on va changer notre fusil d’épaule, acquiesça-t-il. On se focalise sur la boîte. Il faut de nouveau interroger Kaminski et ses filles, remonter l’histoire du club, de l’immeuble et même, pourquoi pas, du strip-tease. Le tueur a un problème avec ce rade et ce métier. On doit absolument se concentrer là-dessus.
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