L’escalier extérieur, sous des structures de protection en métal, s’enroulait autour du silo de sable. Il attaqua son ascension, penché comme sur le pont d’un vaisseau de guerre en pleine tempête. Une fois là-haut, il n’éprouva aucun vertige — pour une raison simple : on ne voyait rien. La pluie était si serrée qu’elle tissait une gaine grise ajustée au conteneur montant jusqu’au ciel.
Corso s’assit en tailleur sur le toit bombé en position de méditation, comme les sadhus indiens aux sources du Gange, et se repassa le film.
Au cœur de la nuit, Claudia avait grimpé ici. Elle s’était injecté de la lidocaïne dans les tempes, dans les joues, sous les mâchoires, puis, le temps que l’anesthésique fasse son effet, elle s’était déshabillée et « autoligotée », se laissant une main libre pour finir le boulot. Enfin, au bord du toit, déjà en position cambrée et entravée par ses propres dessous, elle s’était ouvert avec un cutter les deux joues jusqu’aux oreilles et avait placé une pierre au fond de sa gorge, alors que le sang giclait de partout. Corso pouvait imaginer : la douleur qui avait surpassé l’effet de la lidocaïne, la transe qui lui voilait les yeux, la mort qui formait un cercle écarlate autour d’elle…
Elle s’était alors débarrassée de son matériel : cutter, seringues, vêtements… Où ? Corso avait déjà repéré la petite trappe dans le toit qui permettait d’observer l’intérieur du silo. Il l’actionna — elle n’était pas verrouillée —, il y plongea son regard, mais ne vit rien. Trop profond.
Ensuite, tout était allé très vite. Claudia ne devait déjà plus très bien savoir ce qu’elle faisait, la vie s’échappait de sa bouche béante et repeignait le toit de la citerne. Elle avait tout de même passé sa main libre dans son dos et glissé ses doigts dans le bracelet formé par une des bretelles de son soutien-gorge.
Alors, d’un seul geste, elle avait libéré toute la tension retenue par sa série de nœuds et s’était retrouvée entravée comme les autres victimes du bourreau du Squonk. S’étouffant déjà avec la pierre dans la gorge, suffoquée par le sang, elle s’était laissée glisser sur le toit jusqu’à basculer dans le vide.
Toujours assis en tailleur, Corso pleurait. C’était le suicide le plus abominable qu’on puisse imaginer. Pourquoi Claudia Muller s’était-elle infligé une telle mort ? Pourquoi un tel sacrifice ?
Il fallait maintenant fouiller l’intérieur du silo, recueillir le témoignage de Veranne — ou plutôt l’appeler encore en tant qu’expert —, revoir et analyser tous les fragments collectés sous l’angle du suicide… Pas étonnant que les gars de l’IJ n’aient pas trouvé la moindre trace du tueur, il n’était tout simplement pas là.
Il appellerait Barbie pour lui expliquer tout ça.
Pour l’instant, il avait beaucoup plus urgent à faire. Il devait comprendre les raisons de cette folie. L’amour de Claudia pour Sobieski, sa volonté de l’innocenter n’étaient pas des mobiles suffisants. Elle avait une autre raison d’agir.
Il ne voyait qu’une seule personne pour l’éclairer sur les derniers jours de l’avocate suicidaire. Ça lui faisait mal de l’admettre mais il s’agissait de Philippe Marquet, avec sa coupe au bol et sa tête d’emoji.
Où va se loger l’intimité des plus belles femmes…
Une fois dans sa voiture, Corso regarda sa montre : bientôt 16 heures. Avant de poursuivre, il lui fallait régler un problème majeur.
À contrecœur, il composa le numéro qu’il exécrait. Il était tellement trempé qu’il avait encore l’impression d’être assis dans un marigot.
— Émiliya ? C’est moi.
— Tu me déranges, là.
— J’ai besoin que tu me rendes un service.
— C’est non, bien sûr.
— Il s’agit de Thaddée.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Tu peux le récupérer ce soir après la nounou ? J’ai une galère au boulot.
Silence. Corso était épuisé par ces luttes, ces conflits, ces négociations qui passaient toujours par les mêmes stades. Il allait d’abord devoir implorer, elle allait le couvrir de merde, ils allaient s’affronter et s’insulter, tout ça pour parvenir au résultat qu’ils connaissaient tous les deux dès le départ : Émiliya garderait son enfant, bien sûr, non pas pour rendre service au père, mais parce que c’était à la fois un devoir et un plaisir.
Curieusement, pour une fois il n’eut pas à insister et put sauter quelques étapes. Leur relation était-elle en train d’évoluer ? Ces derniers temps, Corso avait insensiblement changé de point de vue sur Émiliya. Il lui reconnaissait certaines qualités, et peut-être même un certain discernement dans ses perversités : jamais, finalement, elle n’impliquerait Thaddée dans ses jeux sexuels.
— J’irai le chercher chez toi à 18 heures.
— Merci.
Il avait quartier libre pour sa descente aux enfers.
— On couchait ensemble mais y avait un deal entre nous.
— Lequel ?
— Claudia m’avait demandé quelque chose en échange de ses… faveurs.
Corso n’avait pas eu besoin de faire appel à la violence. Il s’était rendu au domicile de Marquet, boulevard Ornano, dans le XVIII e arrondissement — le flic de l’IJ avait pris des jours de repos pour cuver son chagrin —, et il avait simplement sonné à la porte. L’homme l’attendait. Il savait bien qu’ils n’en avaient pas fini tous les deux.
Corso n’avait pas parlé du suicide de Claudia. Il venait pêcher des infos, pas en donner. Les deux hommes se tenaient debout dans le salon, plongés dans une semi-pénombre — une lampe sur une étagère jouait le rôle de veilleuse. Dehors, la pluie ne désemparait pas.
Corso attendait la suite mais Marquet ne disait plus un mot.
— Qu’est-ce qu’elle a exigé en échange ? relança Stéphane.
— Elle voulait…
Sa voix s’éteignit encore. Corso fit un pas vers lui.
— Tu vas me répondre, ouais ?
Marquet se laissa choir dans un fauteuil et disparut dans l’obscurité. Seule sa voix le rattachait au monde des vivants :
— Elle voulait que je remplace les échantillons de l’ADN des victimes, Sophie Sereys et Hélène Desmora.
Cette fois, Corso bondit et attrapa les accoudoirs du fauteuil de Marquet.
— Répète un peu ça !
— J’vous jure… J’ai dû changer les fragments organiques correspondant aux victimes ainsi que le sang prélevé sur leurs corps.
Corso se redressa et recula. Ce fut son tour de s’absorber dans les ténèbres. Il se terra dans un coin de la pièce pour essayer de réfléchir. Les nouvelles pièces du puzzle ne s’encastraient avec rien. Elles dessinaient une image radicalement différente de tout ce qu’il avait pu envisager, mais cette image elle-même était indéchiffrable.
— On n’a jamais travaillé sur les bons échantillons ? lança-t-il, incrédule.
— Jamais.
C’était plus qu’une information : le bouleversement total des fondements du dossier. Ils avaient tous été trompés sur les matériaux mêmes de l’enquête.
— Elle t’a demandé dès le départ d’échanger le sang de Sophie Sereys ?
— Dès le lendemain du meurtre, ouais. Le 17 juin 2016.
Pour l’instant, Corso préféra ne pas s’étendre sur le fait que Claudia était au courant du premier meurtre alors même que personne n’avait communiqué sur ce fait divers.
Concentre-toi .
Pourquoi cette manipulation ?
Voulait-elle déjà innocenter Sobieski ?
Non, le sang et l’ADN de la victime ne disaient rien sur l’identité du tueur.
— C’est pour ça qu’elle couchait avec toi ?
Ses yeux s’habituaient à l’ombre. Marquet se fendit d’un frêle sourire. Une fêlure dans un pot de chambre.
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