Enfin je m’approchai de la clôture et restai planté comme un figurant dans un film de prisonniers de la Seconde Guerre mondiale, les doigts accrochés au grillage, scrutant avec convoitise l’autre côté, si proche et pourtant inaccessible. J’étais sûr qu’il devait exister un moyen très simple pour une créature aussi merveilleusement intelligente que moi de franchir cet obstacle, mais dans l’état où j’étais je n’arrivais pas à relier une pensée à une autre. Il fallait que je passe. Mais je ne pouvais pas passer. J’étais là, cramponné au grillage, absorbé par ma contemplation, conscient que tout ce qui m’importait se trouvait juste derrière, à quelques mètres à peine de distance, mais totalement incapable d’atteler mon cerveau énorme au problème et d’attraper une solution au vol. L’esprit choisit de drôles de moments parfois pour piquer un somme, n’est-ce pas ?
La sonnette d’alarme de mon siège arrière se déclencha. Il fallait que je bouge, et tout de suite. Je me trouvais dans une zone surveillée, en pleine nuit, et mon attitude commençait à être suspecte ; d’un instant à l’autre l’un des vigiles allait s’intéresser au beau jeune homme qui scrutait de son air intelligent l’enceinte clôturée. Il fallait que je regagne la voiture ; je trouverais un moyen d’entrer tout en continuant à rouler doucement. Je reculai d’un pas et jetai un dernier coup d’œil langoureux à la clôture. Juste à l’endroit où mes pieds avaient touché le grillage, j’aperçus une petite trouée : les mailles avaient été sectionnées de manière à laisser passer un être humain, ou même une parfaite réplique comme moi. La partie découpée tenait en place grâce à la présence de la camionnette garée tout contre qui l’empêchait de battre au vent et d’être trop visible. Cela avait dû être fait récemment : le soir même, après l’arrivée de la camionnette.
Mon invitation finale.
Je reculai lentement et sentis une espèce de sourire désinvolte se former automatiquement sur mon visage, tel un masque. Tiens, bonsoir, monsieur l’agent, je prenais juste un peu l’air. Belle soirée, non, pour un dépeçage ? Je retournai gaiement à ma voiture, sans hâte, les yeux fixés sur la lune au-dessus de l’eau, et me mis à siffler un air joyeux tandis que je remontais à bord puis m’éloignais. Personne n’avait l’air de prêter la moindre attention à mes faits et gestes – hormis, bien sûr, mon chœur intérieur qui chantait ses alléluias. Je trouvai une place de parking près du bureau de la compagnie maritime, à une centaine de mètres de ma petite porte discrète vers le paradis. Quelques voitures étaient dispersées çà et là. Personne ne remarquerait la mienne.
Mais, alors que je me garais, une voiture vint occuper l’emplacement voisin, une Chevrolet bleu clair conduite par une femme. Je restai immobile quelques secondes. Elle aussi. Puis j’ouvris ma portière et sortis.
L’inspecteur LaGuerta fit de même.
J’ai toujours très bien su gérer les situations embarrassantes, mais je dois avouer que cette fois-ci je séchai. Je ne savais absolument pas quoi dire, et pendant un moment je restai là à fixer LaGuerta ; elle soutint mon regard, sans ciller, découvrant légèrement ses crocs, comme un félin qui se demande s’il préfère jouer avec vous ou vous manger tout de suite. Je sentais que si j’ouvrais la bouche je ne ferais que bégayer, et elle, apparemment, ne souhaitait rien d’autre que me regarder. Nous restâmes donc figés ainsi pendant un long moment. C’est elle qui brisa enfin la glace.
« Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? demanda-t-elle en indiquant de la tête la clôture, située à une centaine de mètres du parking.
— Ça alors ! Inspecteur ! m’exclamai-je, dans l’espoir, sans doute, qu’elle oublie ses propres paroles. Qu’est-ce que vous faites là ?
— Je vous ai suivi. Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
— Là-dedans ? » répétai-je.
Oui, je sais, c’est une réplique très bête, mais, honnêtement, j’avais épuisé mon stock de réponses intelligentes, et on ne peut pas s’attendre à ce que je brille en de telles circonstances.
Elle pencha la tête d’un côté et sortit sa langue, la passa sur sa lèvre inférieure : lentement à gauche, puis à droite, encore à gauche, puis elle la fit disparaître.
« Vous devez penser que je suis idiote », dit-elle. Certes, cette pensée m’avait bien traversé l’esprit une fois ou deux, mais ce n’était peut-être pas très diplomate de le lui avouer. « Mais vous avez sûrement oublié que je suis inspecteur, à Miami qui plus est. Comment croyez-vous que je suis arrivée jusque-là ?
— Grâce à vos charmes ? » hasardai-je, lui adressant un sourire radieux.
Il est toujours de bon ton de flatter une femme.
Elle me montra sa superbe denture, encore plus étincelante sous l’éclairage agressif du parking.
« C’est ça », dit-elle. Elle figea ses lèvres en une sorte de sourire étrange qui creusait ses joues et la vieillissait. « Je gobais ces conneries lorsque j’étais persuadée que je vous plaisais.
— Mais vous me plaisez, inspecteur ! » répondis-je, avec un peu trop d’empressement peut-être.
Elle n’eut pas l’air de m’entendre.
« Et puis un jour vous me poussez par terre comme si j’étais une grosse truie, et là je me dis que je dois avoir un problème. J’ai mauvaise haleine ou quoi ? Et tout à coup je pige. Ce n’est pas moi. C’est vous. Vous qui avez un problème. »
Elle avait raison, naturellement, mais c’était tout de même blessant de se l’entendre dire.
« Je ne… Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
Elle secoua la tête.
« Le brigadier Doakes meurt d’envie de vous buter et il ne sait même pas pourquoi. J’aurais dû l’écouter… Vous êtes louche. Et vous êtes mêlé à cette affaire de prostituées, d’une façon ou d’une autre.
— Mêlé… Comment ça ? »
Cette fois, il y eut une expression de jubilation féroce dans le sourire qu’elle m’adressa, et une pointe d’accent alla jusqu’à se glisser dans sa voix.
« Gardez vos simagrées pour votre avocat. Et pour le juge, plus tard. Parce que maintenant je vous tiens. »
Elle me regarda durement pendant un long moment ; ses yeux sombres brillaient de haine. Elle avait l’air aussi inhumaine que moi, et à cette pensée ma nuque fut parcourue d’un léger frisson. L’avais-je sous-estimée à ce point ? Était-elle vraiment aussi forte ?
« Et donc vous m’avez suivi ?
— Exactement, répondit-elle en me montrant de nouveau ses dents. Pourquoi vous intéressez-vous à cette clôture ? Qu’y a-t-il derrière ? »
Je suis sûr qu’en temps normal j’y aurais pensé beaucoup plus tôt, mais à ce stade je n’étais plus vraiment moi-même. Ce fut donc seulement à cet instant que ça me traversa l’esprit. Et ce fut comme une petite lumière douloureuse qui s’allumait dans ma tête.
« Où avez-vous commencé à me filer ? Devant chez moi ? À quelle heure ?
— Pourquoi essayez-vous à tout prix de changer de sujet ? Il y a quelque chose là-dedans, hein ?
— Inspecteur, s’il vous plaît… Ça pourrait être très important. Où et quand avez-vous commencé à me suivre ? »
Elle m’observa pendant quelques secondes, et je me rendis compte que j’avais réellement mal évalué ses capacités. L’instinct politique n’était pas le seul mérite de cette femme. Elle m’avait bien l’air d’avoir des talents cachés. Je doutais toujours qu’ils aient trait à l’intelligence, mais elle avait indéniablement beaucoup de patience, et dans son métier c’était parfois plus important que la jugeote. Elle était disposée à attendre, à me regarder et à répéter sans cesse sa question jusqu’à ce qu’elle obtienne une réponse. Elle reposerait la même question plusieurs fois, en continuant à attendre et à m’observer, pour voir ce que je ferais. D’ordinaire, je savais me montrer plus malin qu’elle, mais je ne pouvais certainement pas rivaliser de patience avec elle, pas ce soir-là en tout cas. Je pris donc mon air le plus humble et réitérai ma demande.
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