— Mmmpf. Ah, vraiment, c’est… A quelle heure est-elle partie ? »
Instinctivement, je jetai un coup d’œil à l’horloge : il était 21 h 15, et j’en eus d’autant plus des sueurs froides. « Elle n’est pas venue, dis-je au commissaire.
— Mais elle a déclaré officiellement se rendre chez vous… Elle est de service et devrait déjà être à son poste.
— Elle n’est pas arrivée.
— Merde alors ! s’exclama-t-il. Elle a dit que vous aviez une preuve qui pourrait nous être utile.
— C’est exact », dis-je.
Et je raccrochai.
J’avais effectivement une preuve, aucun doute là-dessus. J’avais juste du mal à savoir ce qu’elle prouvait exactement. Mais il allait falloir que je trouve, et je ne pensais pas avoir beaucoup de temps devant moi. Ou, pour être plus précis, je ne pensais pas que Debbie eût beaucoup de temps devant elle.
Et, une fois de plus, j’ignorais comment je le savais. Je ne m’étais pas dit consciemment : Il tient Deborah. Aucune vision alarmante du sort qui lui était réservé n’avait surgi dans mon esprit. Je n’avais été assailli par aucune intuition fulgurante, et je n’avais pas eu le temps de me dire : Mince alors, il y a longtemps que Deb aurait dû arriver ; ça ne lui ressemble pas. Je savais simplement – et je l’avais su dès mon réveil – que Deb était partie pour me voir, qu’elle n’était pas arrivée, et ce que ce constat impliquait.
Il la tenait.
Et il l’avait enlevée uniquement à cause de moi, j’en étais convaincu. Il avait tourné autour de moi, se rapprochant de plus en plus : il s’était introduit dans mon appartement, m’avait adressé des petits messages par le truchement de ses victimes et taquiné avec des allusions ou des commentaires sur son œuvre. Il était maintenant aussi proche qu’il pouvait l’être sans se trouver dans la même pièce que moi. Il avait enlevé Deb et à présent il attendait avec elle. M’attendait.
Mais où ? Et combien de temps attendrait-il avant de s’impatienter et de commencer à jouer sans moi ?
Or, sans moi, je savais pertinemment qui serait sa camarade de jeux : Debbie. Elle avait débarqué chez moi dans sa tenue de prostituée, un magnifique paquet-cadeau pour lui. Il avait dû penser que c’était Noël ! Il la tenait et, ce soir-là, ce serait elle, son amie spéciale. Je n’avais pas envie de penser à elle ainsi, allongée et solidement attachée, en train de regarder ces horribles morceaux d’elle-même qui disparaissaient lentement à jamais. Mais c’était ce qui allait se passer. Dans d’autres circonstances ç’aurait pu constituer un merveilleux divertissement pour la soirée… Mais pas avec Deborah. J’étais à peu près certain de ne pas le souhaiter, de ne pas vouloir qu’il commette un acte merveilleux et irréversible. Pas ce soir-là. Plus tard, peut-être, avec quelqu’un d’autre. Lorsque nous nous connaîtrions un peu mieux. Mais pas ce soir-là. Pas avec Deborah.
Et à cette pensée tout sembla aller mieux. C’était si agréable d’avoir au moins résolu cette question. Je préférais ma sœur vivante plutôt que débitée en petits tronçons exsangues. Formidable… Je devenais presque humain. Voilà une chose de réglée. Bon, et maintenant ? J’aurais pu appeler Rita, louer un film, ou aller me promener au parc. Ou bien, voyons… Peut-être, je ne sais pas… essayer de sauver Deborah ? Oui, ce serait sans doute amusant. Mais…
Comment ?
J’avais quelques indices, bien entendu. Je connaissais la manière de penser du tueur. En fin de compte, c’était plus ou moins la mienne aussi… Et puis, il voulait que je le trouve. Son message avait été suffisamment clair. Si j’arrivais à m’extirper de la tête toutes ces niaiseries embarrassantes – les rêves, les fariboles New Age et le reste –, alors j’étais certain de pouvoir trouver l’endroit logique et exact. Il n’aurait pas enlevé Deb s’il n’avait pensé m’avoir donné tous les éléments dont pourrait avoir besoin un monstre intelligent pour retrouver sa trace.
Très bien, Dexter, le monstre surdoué : trouve-le. Traque le ravisseur de Deb. Laisse ta logique implacable se jeter sur sa trace comme une meute de loups féroces. Fais passer à la vitesse supérieure ton cerveau hypertrophié ; écoute le vent siffler contre les synapses météoriques de ton esprit puissant qui vole jusqu’à sa superbe et inévitable conclusion. Fonce, Dexter, fonce !
Dexter ?
Ohé ! Il y a quelqu’un là-dedans ?
Apparemment non. Je n’entendis pas le moindre souffle de vent provoqué par des synapses météoriques. J’étais aussi vide que si je n’avais jamais existé. Il n’y eut aucun tourbillon d’émotions débilitant non plus, étant donné que j’étais dénué d’émotions. Mais le résultat fut tout aussi affligeant. Je me sentais engourdi et vanné comme si j’étais réellement capable de sentiments. Deborah avait disparu. Elle courait le danger terrible d’être transformée en une fascinante œuvre d’art. Et le seul espoir qu’elle avait de conserver une forme d’existence un peu plus authentique qu’une série de clichés épinglés sur le mur d’un labo de police résidait en son frère comateux et complètement fêlé : ce drôle de Dexter décérébré, assis sur son fauteuil tandis que son cerveau bondissait dans tous les sens, essayait d’attraper sa queue, aboyait à la lune…
Je pris une profonde inspiration. De toutes les fois dans ma vie où j’avais particulièrement eu besoin d’être moi-même, celle-ci était une des plus cruciales. Je me concentrai très fort et tentai de me calmer. Et, comme une infime fraction du vrai Dexter revenait pour remplir le vide de ma cavité cérébrale, je m’aperçus à quel point j’étais devenu humain et stupide. Il n’y avait aucun mystère, en réalité ; c’était même parfaitement clair. Mon cher Ami ne faisait rien d’autre que m’envoyer un carton d’invitation sur lequel il avait écrit : « Pourriez-vous me faire l’honneur d’assister à la vivisection de votre sœur ? Tenue protectrice exigée. » Mais ce petit sursaut de lucidité fut balayé de mon crâne survolté par une nouvelle pensée qui s’insinua doucement et instilla sa logique perverse.
J’étais en train de dormir quand Debbie avait disparu.
Cela pouvait-il signifier, une fois de plus, que j’étais responsable sans le savoir ? Peut-être l’avais-je déjà découpée quelque part avant d’empiler les morceaux dans un lieu de stockage exigu et froid, et…
Lieu de stockage ? D’où me venait cette idée ?
L’impression d’étroitesse… l’évidence ressentie devant le placard de la patinoire… l’air frais qui soufflait sur mon dos… Pourquoi était-ce si important ? Pourquoi y revenais-je sans cesse ? Car, quels que soient les événements, j’y revenais ; je retrouvai cette même espèce de mémoire sensorielle illogique, sans comprendre du tout pourquoi. Quelle était sa signification ? Et pourquoi du reste me souciais-je autant de sa signification ? J’aurais pu m’en fiche royalement. Mais, de fait, que ces impressions aient ou non un sens, c’était tout ce que j’avais pour me guider. Il me fallait trouver un endroit qui corresponde à cette sensation si juste d’exiguïté et de froid. Il n’y avait pas trente-six solutions : je devais trouver le conteneur. J’y trouverais également Debbie et tomberais sur moi-même ou sur un autre que moi. C’était très simple !
Non. Ce n’était pas simple du tout ; juste très simplet. Ça n’avait aucun sens de se fier aux messages spectraux qui hantaient mes rêves. Les rêves n’avaient aucune existence dans la réalité, ne laissaient aucune marque de griffes à la Freddy Krueger sur notre monde de veille. Je ne pouvais tout de même pas me précipiter dehors et me mettre à errer à travers la ville dans un état de transe anxieuse. J’étais un être froid et raisonnable. Et ce fut donc d’une manière froide et raisonnable que je fermai la porte de mon appartement. Je ne savais toujours pas où j’allais, bien sûr, mais la nécessité de m’y rendre le plus vite possible s’était emparée de moi et me poussait à présent vers le parking de l’immeuble où était garée ma voiture. A cinq mètres de mon fidèle destrier, je stoppai net, comme si j’avais percuté un mur invisible.
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