Je me relevai, flageolant, et écoutai. J’entendais très distinctement à présent, même avec les yeux ouverts, et c’était si puissant que je n’arrivais plus à marcher. Je restai immobile un instant, prenant appui contre l’un des conteneurs. Une expérience des plus troublantes, encore une fois. Quelque chose d’indéfinissable avait vu le jour en ce lieu, quelque chose qui se terrait désormais au plus profond de l’être qu’était Dexter et, pour la première fois de ma vie, du moins celle dont je me souvenais, j’avais peur. Je ne voulais pas rester dans cet endroit chargé de menaces. Et pourtant il fallait que je retrouve Deborah. J’étais déchiré par ce conflit intérieur. J’avais l’impression d’être une vivante illustration des théories de Sigmund Freud, et je n’avais qu’une envie : rentrer chez moi et me coucher.
Mais la lune grondait dans le ciel, l’eau mugissait à l’entrée du port de Miami, et la légère brise nocturne hurlait autour de moi, pareille à une horde de vampires, forçant mes pieds à avancer. Et le chant enflait en moi tel un gigantesque chœur mécanique ; il m’encourageait, me rappelait comment bouger mes pieds, me poussait, malgré mes genoux paralysés, le long des files de conteneurs. Mon cœur geignait et battait à se rompre, ma respiration saccadée était bien trop bruyante, et pour la première fois de ma vie, me semblait-il, je me sentais faible, abruti et stupide : comme un être humain, comme un tout petit être humain sans défense.
D’un pas chancelant, j’avançai machinalement sur ce chemin qui ne m’était plus si étranger, jusqu’à ce que je ne puisse faire un pas de plus ; et, de nouveau, je m’appuyai sur un conteneur, équipé, celui-ci, d’un compresseur de climatisation qui grondait à l’arrière et se mêlait au hurlement de la nuit. Ce vacarme me martelait tant la tête que je n’y voyais presque plus rien. Et tandis que je m’appuyais contre la paroi la porte s’ouvrit toute grande.
L’intérieur du conteneur était éclairé par deux lampes-tempête à piles. Contre le mur du fond, une table d’opération avait été improvisée sur des cartons d’emballage.
Et, solidement arrimée sur la table, se trouvait ma chère sœur Deborah.
Pendant quelques secondes je n’éprouvai pas vraiment le besoin de respirer. Je regardai simplement. De longues bandes lisses de ruban adhésif s’entortillaient autour des bras et des jambes de ma sœur. Elle portait un mini-short lamé or et un chemisier en soie moulant, noué au-dessus du nombril. Ses cheveux étaient tirés en arrière, ses yeux étaient démesurément grands, et elle respirait rapidement par le nez, étant donné que sa bouche, elle aussi, était recouverte d’un morceau de scotch qui barrait ses lèvres et rejoignait la table de chaque côté afin de maintenir sa tête immobile.
J’aurais voulu dire quelque chose, mais je m’aperçus que ma bouche était trop sèche pour parler, alors je continuai à regarder, simplement. Deborah me regardait aussi. Ses yeux exprimaient de multiples sentiments, mais le plus flagrant était l’effroi, et j’en restai figé sur le pas de la porte. Je n’avais jamais vu une telle expression chez ma sœur, et je ne savais qu’en penser. Je fis un pas vers elle et elle tressaillit sous le ruban adhésif. Elle avait peur ? Oui, naturellement… Mais peur… de moi ? J’étais venu la sauver, à l’évidence. Pourquoi aurait-elle eu peur de moi ? À moins que…
Était-ce moi qui l’avais ligotée ainsi ?
Et si, au moment de ma petite sieste, plus tôt dans la soirée, Deborah avait débarqué chez moi, comme prévu, et trouvé mon Passager Noir au volant de la Dextermobile ? Je l’ignorais donc, mais je l’avais amenée ici et attachée à la table de cette façon, sans en être conscient – ce qui, bien sûr, ne tenait pas debout. J’étais ensuite rentré à la maison à toute vitesse, avais laissé la Barbie dans la voiture à mon intention, avais couru jusqu’en haut, m’étais affalé sur le lit, puis m’étais réveillé, de nouveau moi-même, comme si je m’entraînais pour une espèce de course de relais homicide. Impossible, et cependant…
Comment aurais-je su arriver jusqu’ici sinon ?
Je secouai la tête. Il était inconcevable que j’aie pu dénicher ce local réfrigéré dans tout Miami sans avoir su au préalable où il se trouvait. J’avais donc su. Et si j’avais pu savoir, c’était parce que j’étais déjà venu ici. Et si ce n’était pas ce soir avec Deb, alors quand et avec qui ?
« J’étais presque sûr que c’était ici », dit une voix, une voix si pareille à la mienne que l’espace d’un instant je crus que j’avais parlé, et je me demandai ce que j’avais bien pu vouloir dire par là.
Mes cheveux se dressèrent sur ma nuque, je fis un pas de plus en direction de Deborah… et là il surgit de l’ombre. La lumière douce des deux lampes vint l’éclairer et nos yeux se croisèrent ; pendant quelques secondes la pièce tangua autour de moi, puis je ne sus plus où j’étais. Ma vue se focalisa alternativement sur moi qui me tenais près de la porte, puis sur lui qui se tenait devant la petite table de fortune, et je me vis le voir, puis je le vis me voir. Puis, dans une sorte de flash aveuglant, je me vis par terre, assis et absolument figé, mais j’ignorais ce que cette vision signifiait. Très perturbant. Enfin je fus moi-même à nouveau, bien que désormais cette notion n’eût plus beaucoup de sens pour moi.
« Presque sûr, reprit-il, d’une voix douce et gaie évoquant toutefois celle d’un enfant psychotique. Mais maintenant tu es là, toi aussi, alors ça ne peut qu’être ici. Tu ne crois pas ? »
Et là, j’ai un peu honte de vous l’avouer, mais le fait est que je le dévisageai la bouche grande ouverte. Je crois même que je bavais légèrement. Je le dévorais des yeux. C’était lui. Aucun doute là-dessus. C’était l’homme que nous avions vu sur les images de la webcam, l’homme que Deb et moi avions tous les deux pris pour moi.
D’aussi près, je voyais bien que, en fin de compte, ce n’était pas moi ; pas tout à fait – et cette découverte me remplit de gratitude. Hourra ! J’étais quelqu’un d’autre. Je n’étais donc pas encore complètement timbré. Sérieusement antisocial, oui, et un peu meurtrier sur les bords, à mes heures : rien de mal à cela. Mais pas fou. Il y avait un autre homme, et il n’était pas moi. Hip hip hip ! pour le cerveau de Dexter !
Mais il me ressemblait énormément. Peut-être trois ou quatre centimètres de plus que moi, plus épais au niveau des épaules et du torse, comme s’il avait fait beaucoup d’haltérophilie. Ce détail ainsi que la pâleur de son visage me laissèrent penser qu’il avait peut-être passé du temps en prison récemment. Sous sa pâleur, cependant, son visage était très semblable au mien : le même nez, les mêmes pommettes, le même regard au fond des yeux qui indiquait que la lumière était allumée mais que personne n’était là pour autant. Et ses cheveux, également, avaient la même curieuse ondulation que les miens. Il n’était pas exactement comme moi, mais il me ressemblait terriblement.
« Oui, dit-il. C’est plutôt un choc la première fois, n’est-ce pas ?
— À peine, répondis-je. Qui êtes-vous ? Et pourquoi tout ça m’est si… »
Je laissai ma phrase en suspens, parce que je ne savais pas ce que je voulais dire par « tout ça ».
Il eut une moue, une vraie moue de Dexter qui prend l’air déçu.
« Oh là là ! Et moi qui étais sûr que tu avais tout compris. »
Je secouai la tête.
« Je ne sais même pas comment je suis arrivé ici », dis-je.
Il sourit doucement.
« C’est quelqu’un d’autre qui conduit, ce soir ? » Et tandis que mes cheveux se dressaient sur ma nuque à nouveau il eut un petit gloussement, une espèce de son mécanique qui n’avait rien de particulier en soi, sauf que la voix familière tapie à l’arrière de mon cerveau lui répondit ton pour ton. « Et la lune n’est même pas pleine, pas vrai ?
Читать дальше