Et vraiment je ne sais pas comment tout s’enchaîna, mais voilà. Un instant, je lui tapotais le dos en répétant « Allons, allons », les yeux rivés sur les tendons de ma main, sentant la mémoire sensorielle palpiter dans mes doigts, l’onde de puissance et de brillance se propager tandis que le couteau explorait l’abdomen de Jaworski. Et l’instant d’après…
Je crois bien que Rita leva les yeux vers moi. Je suis à peu près sûr que je la regardai également. Et pourtant, curieusement, ce n’était pas Rita que je voyais mais un joli tas froid de membres exsangues. Et ce n’étaient pas les mains de Rita que je sentais sur la boucle de ma ceinture, mais le chœur d’insatisfaction de plus en plus fort qui s’élevait du siège arrière. Et un moment plus tard…
Eh bien, c’est tout simplement inconcevable. Juste là, sur le canapé…
Mais comment cela a-t-il pu se produire ?
Lorsque je grimpai enfin dans mon lit, j’étais absolument éreinté. En temps normal, je n’ai pas besoin de beaucoup de sommeil, mais ce soir-là j’avais l’impression que j’aurais pu aisément dormir trente-six heures d’affilée. Les nombreux rebondissements de la soirée, la fatigue nerveuse liée à tant de nouvelles expériences : cela m’avait vidé. Pas autant que Jaworski, certes, cette vilaine bestiole dégoulinante, mais cette soirée trépidante avait épuisé ma réserve d’adrénaline pour le restant du mois. J’étais incapable de comprendre ce que tous ces événements pouvaient bien signifier, à commencer par mon étrange impulsion à foncer dans la nuit de façon aussi incontrôlée et irraisonnée, pour finir par les trucs inconcevables qui s’étaient passés avec Rita. Lorsque je l’avais quittée, elle était assoupie et avait l’air beaucoup plus heureuse qu’avant. Mais ce pauvre Dexter, défait, détraqué, était de nouveau complètement largué. J’eus à peine le temps de poser la tête sur l’oreiller que déjà je dormais.
… et voilà que je me retrouvais au-dessus de la ville comme un oiseau sans os, souple et leste, et l’air froid se déplaçait autour de moi et m’entraînait, m’attirait là où le clair de lune ondulait sur l’eau, puis je fais irruption dans l’étroite et froide pièce des meurtres et là le gentil gardien lève les yeux vers moi et rit, il est étendu, les jambes et les bras écartés au-dessous du couteau, et il rit et sous l’effort son visage se tort, se transforme et maintenant ce n’est plus Jaworski mais une femme, et l’homme qui tient le couteau lève les yeux vers l’endroit où je flotte au-dessus des viscères rouges qui tournoient mais au moment où le visage se lève j’entends Harry derrière la porte et je me retourne juste avant de pouvoir voir qui est sur la table et…
Je me réveillai. J’avais un mal de tête atroce, à croire que mon crâne allait éclater. J’avais l’impression que je venais à peine de fermer les yeux, et pourtant mon réveil indiquait 5:14.
Un autre rêve. Un nouvel appel longue distance sur ma ligne aux abonnés absents. Pas étonnant que j’aie catégoriquement refusé de rêver pendant une bonne partie de ma vie. C’était si stupide, truffé de symboles tellement flagrants et stériles. Une mélasse d’angoisses totalement incontrôlable, un ramassis d’inepties exécrables.
Et maintenant je n’arrivais pas à me rendormir ; les visions infantiles me revenaient. S’il fallait absolument que je rêve, n’était-il pas possible que ce soit un peu plus à mon image : intéressant et original ?
Je me redressai et frottai mes tempes endolories. La terrible et assommante vague d’inconscience se retira goutte à goutte comme un sinus qui se vide, et je m’assis au bord de mon lit dans un état d’hébétement profond. Qu’est-ce qu’il m’arrivait ? Pourquoi fallait-il que cela tombe sur moi ?
Ce rêve m’avait paru différent, mais j’étais incapable d’expliquer quelle était cette différence et ce qu’elle signifiait. La fois d’avant, j’avais été absolument certain qu’un nouveau meurtre était sur le point de se produire, et je savais même où. Mais cette fois…
Je me levai en soupirant et me rendis à pas feutrés dans la cuisine pour boire un verre d’eau. La tête de Barbie fit toc toc comme j’ouvrais le frigidaire. Je restai là à la regarder tout en avalant à petites gorgées un grand verre d’eau froide. Les yeux bleus brillants soutenaient mon regard, sans ciller.
Pourquoi avais-je rêvé ? Était-ce la tension nerveuse des aventures de la veille qui refluait de mon inconscient maltraité ? Je n’avais jamais senti de tension auparavant ; au contraire, il s’était toujours agi pour moi de libérer toutes les tensions. Bien sûr, je n’avais jamais été aussi proche de la catastrophe. Mais pourquoi en rêver ? Certaines des images étaient terriblement évidentes : Jaworski, Harry et le visage invisible de l’homme au couteau. Non mais vraiment ! Pourquoi venir me déranger avec cette psychologie à deux balles ?
Pourquoi m’embêter avec un rêve, tout court ? Je n’en avais pas besoin. J’avais besoin de sommeil, et au lieu de dormir j’étais planté dans la cuisine en train de jouer avec une poupée Barbie. Je donnai encore une fois une pichenette à la tête : toc toc . Et puis d’ailleurs, à quoi rimait cette Barbie ? Allais-je parvenir à élucider toute cette affaire à temps pour sauver la carrière de Deb ? Comment allais-je me dépêtrer de LaGuerta alors que la pauvre faisait une fixation sur moi ? Et au nom de tout ce qu’il y a de sacré au monde, si tant est que ces mots aient un sens, quel besoin avait eu Rita de m’infliger ÇA ?
J’avais soudain l’impression d’être dans un mauvais feuilleton télévisé ; c’en était vraiment trop pour moi. Je trouvai de l’aspirine et m’appuyai contre le meuble de la cuisine afin de prendre trois comprimés d’un coup. Le goût me déplaisait fortement. Je n’ai jamais aimé les médicaments, quels qu’ils soient, si ce n’est d’un strict point de vue pratique.
Surtout depuis que Harry est mort.
Harry ne mourut pas rapidement, ni facilement non plus. Il prit son temps, un temps long et terrible : le premier et dernier acte d’égoïsme de son existence. Il mit un an et demi à mourir, par petites étapes. Il déclinait pendant plusieurs semaines, puis luttait jusqu’à retrouver presque toute sa vigueur, nous laissant comme étourdis à force de chercher à deviner. Allait-il partir maintenant, pour de bon, ou avait-il réussi à triompher de la maladie ? Nous n’en savions rien, mais, parce qu’il s’agissait de Harry, il nous semblait idiot de baisser les bras. Harry faisait toujours ce qui était le plus juste, quel que soit l’effort à fournir, mais cela avait-il encore un sens quand il s’agissait de mourir ? Était-il juste de lutter, de résister et de faire subir aux autres une mort interminable, quand la mort viendrait de toute façon, quoi que Harry fasse ? Ou valait-il mieux s’éclipser avec grâce, sans faire d’histoires ?
À dix-neuf ans, je n’avais pas la réponse, même si j’en savais déjà beaucoup plus sur la mort que la plupart des gros lards boutonneux qui étaient avec moi en deuxième année à l’université de Miami.
Un bel après-midi d’automne, alors que je traversais le campus après un cours de chimie pour me rendre au club des étudiants, Deborah surgit à mes côtés.
« Deborah, lui lançai-je, prenant mon ton d’étudiant, tu viens boire un Coca avec moi ? »
Harry m’avait conseillé d’aller souvent traîner au club et d’y consommer des Coca. Il disait que c’était un bon truc pour avoir l’air normal et étudier le comportement des êtres humains. Comme toujours, il avait raison. Ce n’était pas génial pour mes dents, mais j’en apprenais tous les jours un peu plus sur cette race déplaisante.
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