Blondes. Très important. Bizarrement, c’était le style de détail que la police avait tendance à négliger mais qui sautait aux yeux de quelqu’un comme moi. Peut-être n’estimait-on pas ça politiquement correct : il fallait que les brunes en tout genre aient les mêmes chances de se faire kidnapper, violer puis découper devant une caméra, vous ne croyez pas ?
Jaworski s’était un peu trop souvent révélé être la dernière personne à avoir vu l’enfant disparue. Les policiers l’avaient interrogé, l’avaient placé en garde à vue, mais n’avaient pas réussi à l’inculper de quoi que ce soit. Bien sûr, ils sont tenus par des contraintes légales un peu mesquines. La torture, par exemple, n’est pas vue d’un très bon œil depuis quelque temps. Or, à moins d’employer des moyens de persuasion un peu énergiques, Jamie Jaworski n’avouerait jamais son hobby. Je parle en connaissance de cause.
Mais je savais que c’était lui. Il aidait ces filles à disparaître dans des carrières cinématographiques fulgurantes. J’en étais presque certain. Je n’avais pas trouvé de fragments de corps et je ne l’avais pas vu à l’œuvre, mais tout concordait. Et sur Internet j’avais tout de même déniché des photos particulièrement inventives où figuraient trois des filles disparues. Elles n’avaient pas l’air très heureuses sur ces images, bien que certaines des choses qu’elles faisaient soient censées apporter de la joie.
Je n’avais pas réussi à relier formellement Jaworski aux photos. Mais l’adresse de la boîte aux lettres se trouvait à South Miami, à quelques minutes de l’école. Et il vivait au-dessus de ses moyens. De toute façon je manquais de temps, comme me le rappelait avec de plus en plus d’insistance le siège arrière sombre, et dans le cas présent la certitude n’était finalement pas si importante.
Mais l’affreux chien m’inquiétait. Les chiens posent toujours problème. Ils ne m’aiment pas, et la plupart du temps ce que je fais à leur maître leur déplaît, surtout parce que je ne leur cède pas les bons morceaux. Il fallait que je dégotte une solution pour approcher Jaworski sans son chien. Peut-être sortirait-il de chez lui… Sinon, je devrais trouver un moyen d’entrer.
Je passai trois fois devant sa maison au volant de ma voiture et aucune idée ne me vint. J’allais avoir besoin de chance, et vite, avant que le Passager Noir ne me pousse inconsidérément à l’action. Or, juste au moment où mon cher Ami commençait à me murmurer des propositions imprudentes, j’eus ma petite part de chance. Jaworski sortit de chez lui et grimpa dans son vieux pick-up rouge délabré alors que je repassais devant. Je ralentis autant que je pus. Quelques secondes plus tard il avait fait marche arrière et lançait sa camionnette vers Douglas Road. Je fis demi-tour et le suivis.
Je ne savais absolument pas comment j’allais m’y prendre. Je n’étais pas préparé. Je n’avais pas de planque, pas de combinaison propre, rien, si ce n’est mon rouleau de ruban adhésif extra-fort et un couteau à viande sous mon siège. Et pourtant je devais à tout prix éviter qu’on me voie ou qu’on me remarque, et tout devait être parfait. Je détestais improviser, mais à vrai dire je n’avais pas franchement le choix.
J’eus de la chance, une fois de plus. La circulation était très fluide tandis que Jaworski se dirigeait vers le sud pour gagner Old Cutler Road ; au bout d’un ou deux kilomètres, il tourna à gauche en direction de l’eau. Un immense complexe immobilier était en construction, afin d’améliorer notre vie à tous en transformant les arbres et les animaux en ciment et en retraités du New Jersey. Jaworski traversa lentement le site, passa devant la moitié d’un terrain de golf, sans herbe mais déjà garni de ses drapeaux, jusqu’à se retrouver tout près de l’eau. Le squelette d’un bloc d’immeubles inachevés dissimulait la lune. Je restai loin derrière, éteignis mes phares tout en continuant à avancer doucement pour voir ce que mon petit ami trafiquait.
Jaworski s’était garé devant le bloc d’immeubles. Il sortit et se tint immobile entre sa camionnette et un immense tas de sable. Il resta là quelques instants à regarder autour de lui et j’en profitai pour me ranger sur le bas-côté et couper le moteur. Jaworski scrutait les tours et la route qui conduisait au rivage. Il eut l’air satisfait et pénétra dans l’un des immeubles. J’étais presque sûr qu’il cherchait un vigile. Moi aussi, du reste. J’espérais qu’il avait bien fait son boulot. Très souvent dans ces grands ensembles, un seul vigile circule d’une construction à l’autre à bord d’une voiturette de golf. C’est moins cher, et puis il ne faut pas oublier qu’on est à Miami. Un certain pourcentage des frais généraux prévus pour n’importe quel projet est destiné à couvrir le coût du matériel qu’on s’attend à voir disparaître rapidement. J’avais la nette impression que Jaworski avait décidé d’aider le constructeur à remplir son quota.
Je sortis de ma voiture et glissai le ruban adhésif et le couteau dans un sac fourre-tout que j’avais apporté. J’y avais déjà mis une paire de gants de jardinage en caoutchouc et quelques photos – pas grand-chose : des broutilles que j’avais téléchargées sur Internet. J’accrochai le sac à mon épaule et me dirigeai discrètement dans l’obscurité vers la camionnette minable de Jaworski. Le plateau était vide, tout comme la cabine. Des monceaux de gobelets et d’emballages Burger King, des paquets de Camel écrasés jonchaient le sol. Rien que de sale et de mesquin, comme Jaworski lui-même.
Je levai les yeux. Par-dessus le bord de l’immeuble en construction, j’aperçus la lueur de la lune. Une brise nocturne souffla sur mon visage, chargée de tous les parfums exquis de notre paradis tropical : le gasoil, la végétation pourrissante, le ciment. Je l’inhalai profondément et dirigeai à nouveau mes pensées vers Jaworski.
Il se trouvait quelque part à l’intérieur du bâtiment. Je ne savais pas de combien de temps je disposais, et une petite voix familière me sommait de me dépêcher. Je m’éloignai du pick-up et pénétrai dans l’immeuble. Comme je passai la porte, je l’entendis. Ou plutôt, j’entendis un étrange bruissement métallique qui devait être lui, à moins que…
Je m’immobilisai. La source du bruit se situait à quelques mètres de moi sur le côté ; je m’en approchai à pas feutrés. Un tuyau suivait toute la longueur du mur : une conduite d’électricité. Je posai la main sur le tuyau et le sentis vibrer, comme si quelque chose bougeait à l’intérieur.
Une lumière s’alluma dans mon cerveau. Jaworski était en train d’extraire le fil électrique. Le cuivre coûtait très cher, et il y avait un marché noir florissant pour ce métal, sous toutes ses formes. C’était sans doute un moyen supplémentaire de gonfler son maigre salaire de gardien et d’assurer les longues périodes de misère entre deux fugueuses. Il pouvait se faire plusieurs centaines de dollars avec une livraison de cuivre.
Maintenant que je savais ce qu’il trafiquait, une vague idée commença à prendre forme dans ma tête. D’après le bruit que j’entendais, il était quelque part au-dessus de moi. Je pouvais facilement le localiser, le guetter jusqu’au moment propice, puis attaquer. Mais j’étais nu, pour ainsi dire, complètement exposé, et absolument pas préparé. J’avais l’habitude de faire ces choses-là d’une façon bien particulière. M’aventurer hors du cadre prudent que je m’étais créé me mettait extrêmement mal à l’aise.
Un petit frisson parcourut mes vertèbres. Pourquoi m’étais-je lancé là-dedans ?
La réponse qui me vint d’emblée, bien sûr, c’était que je n’y étais pour rien. Mon cher Ami installé sur la banquette arrière était le seul vrai responsable. Je l’accompagnais simplement parce que c’était moi qui avais le permis. Mais nous avions passé un accord, lui et moi. Nous nous étions construit une existence prudente, mesurée, avions trouvé une façon de cohabiter, grâce à notre méthode Harry. Et le voilà qui se déchaînait en dehors des prudents et admirables garde-fous de Harry. Pourquoi ? Était-ce par colère ? L’invasion de mon domicile constituait-elle une telle offense qu’elle le poussait à la vengeance ?
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