— Jackson Pollock ? Le peintre ? Dexter, ce type est un boucher.
— À sa façon, Deborah, c’est un artiste. Et c’est comme ça qu’il se voit.
— Quoi ? C’est la plus grosse connerie…
— Crois-moi, Deb.
— Sûr, je te crois. Pourquoi je ne te croirais pas ? Alors on se retrouve avec un artiste à la fois vexé et amusé qui ne s’en va nulle part, c’est ça ?
— Tout à fait, répondis-je. Il est obligé de recommencer, et il va le faire sous notre nez, et ça va être sans doute encore plus grand.
— Tu veux dire que cette fois il va tuer une prostituée plus grande ?
— Plus grand dans l’esprit, Deborah. Dans le concept. Plus tape-à-l’œil.
— Ah, tape-à-l’œil ! Bien sûr. Il va utiliser une herse ?
— L’enjeu est plus important, Deb. On l’a bousculé et insulté ; le prochain meurtre va refléter sa réaction.
— Mmm mmm, fit-elle. Et comment, par exemple ?
— Je ne sais pas vraiment, admis-je.
— Mais tu en es certain.
— Absolument, dis-je.
— Génial ! conclut-elle. Maintenant je sais dans quelle direction chercher. »
Dès l’instant où je pénétrai chez moi, le lendemain après le travail, je sus que quelque chose clochait. Quelqu’un était entré dans mon appartement.
La porte n’était pas défoncée, les fenêtres n’avaient pas été forcées, et il n’y avait aucun signe de vandalisme, mais je savais. Mettez ça sur le compte du sixième sens ou de ce que vous voulez. Quelqu’un était venu. Peut-être sentais-je les phéromones que l’intrus avait laissées dans les molécules de l’air. Ou peut-être que l’aura de mon fauteuil relax avait été perturbée. Peu importe comment je savais : je savais. Quelqu’un était entré chez moi pendant que j’étais au travail.
Pas de quoi fouetter un chat, me direz-vous. Je vis à Miami, après tout. Chaque jour des gens rentrent chez eux et constatent que leur télé a disparu, que leur matériel électronique et leurs bijoux se sont volatilisés ; leur espace a été violé, leurs possessions raflées et leur chienne engrossée. Mais là, c’était différent. Alors même que je passais rapidement en revue l’appartement, je savais que rien ne manquerait.
Et j’avais raison. Rien ne manquait.
Mais il y avait quelque chose en plus.
Il me fallut quelques minutes pour le trouver. Je suppose qu’un réflexe professionnel me fit vérifier en premier les objets les plus évidents. Lorsqu’un intrus vous a rendu une petite visite, en temps normal, vos Choses disparaissent : les jouets, les objets de valeur, vos petites reliques personnelles, vos derniers biscuits au chocolat préférés. Je procédai donc à une vérification.
Mais aucune de mes Choses n’avait bougé : l’ordinateur, la chaîne hi-fi, la télé et le magnétoscope, ils étaient tous là où je les avais laissés. Même ma précieuse collection de plaquettes de verre se trouvait à sa place dans la bibliothèque, chacune avec son unique goutte de sang séché. Chaque objet était rangé exactement là où il devait être.
Je vérifiai ensuite les endroits plus personnels, juste au cas où : la chambre, la salle de bains, l’armoire à pharmacie. Là aussi, tout était normal ; apparemment rien n’avait été dérangé, et pourtant il flottait au-dessus de chaque objet comme l’impression qu’il avait été examiné, touché, puis replacé, avec un soin si scrupuleux que même les grains de poussière se retrouvaient à leur place.
Je retournai dans le salon, m’affalai dans mon fauteuil et regardai autour de moi, soudain pris de doutes. J’étais absolument certain que quelqu’un était venu, mais pourquoi ? Et qui pouvait bien s’intéresser à ma petite personne au point d’entrer et de laisser ma modeste demeure exactement comme elle était ? Car rien ne manquait, rien n’avait été dérangé. La pile de journaux dans la boîte de recyclage penchait peut-être légèrement vers la gauche, mais n’était-ce pas mon imagination ? Peut-être était-ce dû à un souffle d’air venant de la climatisation. Rien n’avait réellement changé, rien ne manquait, absolument rien.
Pourquoi de toute façon vouloir offrir une petite visite à mon appartement ? Il n’avait rien de spécial, j’y avais bien veillé. Cela faisait partie de mon personnage à la Harry. Se fondre dans la masse. Avoir l’air normal, ennuyeux même. Ne rien faire ou ne rien posséder qui puisse susciter l’attention. Je m’y étais appliqué. Je ne possédais aucun objet de valeur hormis une chaîne hi-fi et un ordinateur. Il y avait des cibles bien plus attrayantes dans le voisinage.
Et puis pourquoi viendrait-on chez moi pour ne rien prendre, ne rien faire, ne laisser aucune trace ? Je me renversai dans le fauteuil et fermai les yeux. Tout ça devait être le fruit de mon imagination. J’avais sans doute les nerfs à vif. Un symptôme de mon manque de sommeil et du sang d’encre que je me faisais pour la carrière de Deborah. Un signe de plus que ce cher vieux Dexter perdait complètement la boule. Avait insensiblement franchi le pas qui faisait de lui non plus un sociopathe mais un psychopathe. Il n’est pas absolument insensé à Miami de se croire encerclé par des ennemis anonymes, mais se comporter comme si c’était vrai est socialement inacceptable. On allait bel et bien finir par m’interner, un de ces quatre.
Et pourtant l’impression était très forte. J’essayai de m’en débarrasser : ce n’était qu’une lubie, une espèce de tic, une indigestion passagère. Je me levai, m’étirai, pris une profonde inspiration et m’efforçai d’avoir des pensées agréables. Aucune ne vint. Je secouai la tête et me dirigeai vers la cuisine pour boire un verre d’eau, et là je tombai dessus.
C’était donc là.
Je restai planté debout devant le réfrigérateur je ne sais combien de temps à la regarder bêtement.
Sur le frigo, retenue par les cheveux au moyen d’un de mes petits aimants en forme de fruit tropical, se trouvait une tête de poupée Barbie. Je ne me rappelais pas l’avoir mise là. Je ne me rappelais pas en avoir possédé une, du reste. Il me semblait que je me serais souvenu de ce genre de chose.
Je tendis la main vers la petite tête en plastique. Elle oscilla doucement et alla heurter la porte du congélateur avec un léger toc . Elle décrivit un quart de cercle et les yeux de Barbie vinrent se poser sur moi – un regard vif de colley. Je soutins son regard.
Sans trop savoir ce que je faisais, j’ouvris la porte du congélateur. À l’intérieur, posé délicatement sur le bac à glace, se trouvait le corps de Barbie. Les bras et les jambes avaient été détachés et le corps démantelé au niveau de la taille. Les morceaux étaient soigneusement empilés et réunis par un ruban rose. Une des minuscules mains de Barbie tenait un petit accessoire, un joli miroir miniature.
Au bout d’un long moment, je refermai la porte du congélateur. J’avais envie de m’allonger par terre et de poser la joue contre le linoléum frais. Au lieu de quoi, je tendis mon petit doigt et donnai une pichenette à la tête de Barbie. Elle fit toc toc sur la porte. Je répétai mon geste. Toc toc . Chic ! J’avais un nouveau hobby !
Je laissai la poupée à sa place et retournai m’asseoir, me calant bien au fond des coussins, puis je fermai les yeux. Je savais que j’aurais dû me sentir contrarié, énervé, effrayé, violé dans mon intimité, rempli d’une paranoïa hostile et d’une fureur légitime. Mais ce n’était pas le cas. Je me sentais en fait… comment dire ? Plutôt grisé. Fébrile, peut-être ? Était-ce de l’euphorie ?
Je n’avais aucun doute, bien entendu, sur l’identité de mon visiteur. À moins d’accepter l’idée saugrenue qu’un étranger, pour d’obscures raisons, aurait décidé que mon appartement était l’endroit idéal pour exposer sa poupée Barbie décapitée.
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