— Samedi matin ? Vous vous souvenez de l’heure ?
— Bien sûr que je me souviens de l’heure ! Je leur ai dit quand j’ai appelé, 10 h 30, un samedi matin, et le gamin est en train de me voler mon journal !
— Comment savez-vous qu’il s’agissait d’un gamin ?
— J’ai regardé à travers mon judas, voilà comment ! brailla-t-il. Je devrais sortir dans le couloir sans vérifier peut-être, avec le boulot que vous faites, vous autres ? Pas question !
— Quand vous dites « gamin », quel âge voulez-vous dire exactement ?
— Écoutez, monsieur. Pour moi, toutes les personnes de moins de soixante-dix ans sont des gamins. Mais celui-là avait peut-être vingt ans, et il avait un sac sur le dos comme ils ont tous.
— Vous pouvez me décrire ce garçon ?
— Je ne suis pas aveugle, rétorqua-t-il. Il s’est redressé avec mon journal à la main ; il avait un de ces foutus tatouages qu’ils portent tous maintenant, juste là sur le cou !
Je sentis de légers doigts métalliques effleurer ma colonne vertébrale, et même si je connaissais la réponse je posai malgré tout la question :
— Quel genre de tatouage ?
— Une imbécillité, un de ces symboles japonais. On n’a pas battu ces diables de Jap pour acheter leurs voitures et tatouer leurs gribouillis sur nos gamins, que je sache !
Il avait l’air tout juste de s’échauffer, et si j’admirais réellement son incroyable vigueur à son âge, je sentis qu’il était temps de l’adresser aux autorités compétentes, représentées en l’occurrence par ma sœur ; cela fit naître en moi une petite lueur de satisfaction, car non seulement je lui offrais un meilleur suspect que Dexter le détraqué, mais je lui infligeais par la même occasion ce vieux croûton comme légère punition pour m’avoir suspecté.
— Venez avec moi, dis-je au vieil homme.
— Je ne vais nulle part.
— Vous ne voulez pas parler à un enquêteur ? demandai-je, et toutes les heures à pratiquer mon sourire durent payer parce qu’il fronça les sourcils, regarda autour de lui, puis finit par dire « Bon, d’accord » avant de me suivre dans l’appartement, où Deborah parlait d’un ton hargneux à Camilla Figg.
— Je t’ai dit de ne pas approcher, déclara-t-elle avec toute la chaleur et le charme que j’attendais d’elle.
— Bon, alors je ne te présente pas le témoin ?
Deborah ouvrit la bouche, puis la ferma et l’ouvrit plusieurs fois d’affilée, à croire qu’elle s’efforçait de respirer comme un poisson.
— Tu ne peux pas… Ce n’est pas… Nom de Dieu, Dexter, bredouilla-t-elle enfin.
— Si, je peux… Et si, ça l’est… Lui seul jugera, répliquai-je. Mais en attendant, ce gentil vieux monsieur a quelque chose d’intéressant à te dire.
— Non, mais de quel droit m’appelez-vous « vieux »? pro-testa-t-il.
— Voilà le brigadier-chef Morgan, lui dis-je. C’est elle la responsable.
— Une fille ? grogna-t-il. C’est pas étonnant qu’ils attrapent plus personne. Une femme chef…
— N’oubliez pas de lui parler du sac à dos, lui rappelai-je. Et du tatouage.
— Quel tatouage ? s’écria-t-elle. De quoi tu parles, bordel ?
— Non, mais quel langage ! s’exclama le vieil homme. Vous n’avez pas honte ?…
Je souris à ma sœur.
— Bonne discussion ! lui lançai-je.
Je n’étais pas sûr d’être réinvité officiellement à la fête, mais je préférais ne pas trop m’éloigner afin de ne pas rater l’occasion d’accepter de bonne grâce les excuses de ma sœur. Alors je restai à traîner dans l’entrée, où l’on pourrait m’apercevoir au moment opportun. Malheureusement, le tueur n’avait pas volé la boule de vomi géante. Elle était toujours là sur son socle près de la porte, en plein milieu de mon passage, et j’étais obligé de la regarder tout en faisant les cent pas.
Je me demandais combien de temps il faudrait à Deborah pour parler du tatouage et établir le rapprochement. Alors que je m’interrogeais à ce sujet, je l’entendis hausser la voix pour émettre ses paroles rituelles d’adieu, remerciant le vieil homme de son aide et lui demandant d’appeler s’il pensait à autre chose. Puis ils s’approchèrent ensemble de la porte, Deborah tenant fermement l’homme par le coude et le guidant hors de l’appartement.
— Mais mon journal, mademoiselle ? protesta-t-il alors qu’elle ouvrait la porte.
— C’est brigadier, pas mademoiselle ! lançai-je, et Deborah m’adressa un regard noir.
— Appelez la rédaction, lui conseilla-t-elle. Ils vous rembourseront.
Et elle l’envoya presque valser dans le couloir, où il resta planté un instant à trembler de rage.
— Les salauds sont en train de gagner ! se mit-il à hurler, mais heureusement pour nous Deborah referma la porte.
— Il a raison, tu sais, fis-je remarquer.
— Eh bien, tu n’es pas obligé de te réjouir autant, répliqua-t-elle.
— Et toi, au contraire, tu devrais te réjouir un peu plus. C’est lui, le copain, non ? Comment il s’appelle ?
— Kurt Wagner.
— Bravo. Quel zèle ! C’est Kurt Wagner, et tu le sais.
— J’en sais rien du tout. Ça pourrait être une simple coïncidence.
— C’est sûr. Il y a également une chance mathématique pour que le soleil se lève à l’ouest, mais ce n’est pas très probable. Tu as quelqu’un de mieux en tête ?
— Cette ordure de Wilkins.
— Mais quelqu’un le surveille, non ?
Elle eut un petit rire méprisant.
— Ouais, mais tu sais comment sont ces gars. Ils se tapent un roupillon ou vont couler un bronze, et ils jurent qu’ils n’ont pas quitté le type d’une semelle. Pendant ce temps, il est en train de découper en morceaux ses prochaines victimes.
— Tu penses vraiment qu’il pourrait être le tueur ? Alors que le jeune était là exactement à l’heure où Manny a été tué ?
— Toi aussi tu étais là au même moment. Et ce cas ne ressemble pas aux autres. On dirait une mauvaise imitation.
— Alors, comment la tête de Tammy Connor a-t-elle atterri là ? C’est Kurt Wagner, Deb.
— D’accord. C’est probablement lui.
— Probablement ? m’exclamai-je.
Tout indiquait que c’était le jeune au tatouage sur le cou, et Deborah hésitait. Elle me dévisagea un long moment, et son regard n’était pas empreint d’une tendre affection fraternelle.
— Ça pourrait très bien être toi, affirma-t-elle.
— Alors vas-y, arrête-moi ! Ce serait très habile de ta part. Le commissaire Matthews serait ravi que tu aies cueilli quelqu’un, et les médias t’encenseraient pour avoir coffré ton frère. Excellente solution. Le véritable tueur serait lui aussi aux anges.
Deborah tourna les talons et s’éloigna. Après avoir réfléchi quelques secondes, je m’aperçus que c’était une très bonne idée. Je l’imitai : je m’éloignai aussi, et je retournai au travail.
Le reste de ma journée fut beaucoup plus satisfaisant. Les corps de deux hommes blancs avaient été retrouvés dans une BMW garée sur la bande d’arrêt d’urgence de Palmetto Expressway. Ils avaient été découverts par quelqu’un qui essayait de voler la voiture et avait appelé la police, après avoir retiré la hi-fi et les airbags. A priori, le décès était dû à de multiples blessures par balle. Les journaux sont très friands de l’expression « règlement de compte entre bandes rivales » pour les meurtres qui dénotent une certaine sobriété. Eh bien, nous n’explorerions pas cette piste : les deux corps et l’intérieur de la voiture avaient été littéralement arrosés de plomb et de sang, comme si le tueur ne savait pas trop par quel bout tenir son arme. À en juger par les impacts des balles sur les vitres, c’était un miracle qu’aucun autre automobiliste n’ait été touché.
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