Je pris une profonde inspiration et tentai d’inciter mon équipage à écoper. Deborah était la seule personne sur Terre à savoir exactement ce que j’étais ; et bien qu’elle eût encore un peu de mal à se faire à l’idée, je pensais qu’elle avait saisi les limites très strictes établies par Harry, son père, et compris aussi que je ne les franchirais jamais. Apparemment je me trompais.
— Deborah. Pourquoi je…?
— Arrête tes conneries. On sait tous les deux que tu aurais très bien pu le tuer. Tu étais là au bon moment. Et tu as un excellent mobile : ne pas payer près de 50 000 dollars. C’est ça, ou alors je suis obligée de croire que c’est un type incarcéré qui l’a tué.
Étant un humain artificiel, je suis extrêmement lucide la plupart du temps, libre de toute émotion. J’avais l’impression, cependant, de me retrouver dans des sables mouvants. J’étais surpris et déçu qu’elle m’imagine faisant un aussi sale boulot ; j’aurais voulu lui signifier que si j’avais été le tueur, elle n’en aurait jamais rien su, mais c’était sans doute un peu déplacé. De toute façon, je souhaitais surtout lui assurer que ce n’était pas moi, alors je pris une nouvelle inspiration et choisis plutôt de répondre :
— Je te le jure.
Ma sœur me fixa longuement du regard.
— Crois-moi, insistai-je.
— D’accord, dit-elle. Tu as intérêt à dire la vérité.
— C’est la vérité. Ce n’est pas moi qui l’ai tué.
— Alors c’est qui ?
— Je ne sais pas. Et je ne… Je n’ai aucune idée sur le sujet.
— Et pourquoi je te croirais ?
Était-ce le moment de lui parler du Passager noir et de son absence actuelle ? Plusieurs impressions contradictoires et désagréables me traversaient. S’agissait-il d’émotions, qui venaient battre la côte sans défense de Dexter, comme d’immenses vagues de boue toxique ? Si c’était le cas, je comprenais enfin pourquoi les humains étaient des créatures aussi misérables. C’était une expérience atroce.
— C’est pas facile à dire. Je n’en ai jamais parlé.
— C’est le moment idéal pour commencer.
— Je, euh… J’ai un truc à l’intérieur de moi, bredouillai-je, conscient d’avoir l’air idiot et sentant une étrange chaleur me monter aux joues.
— Comment ça ? Tu as un cancer ?
— Non, non, c’est… J’entends, euh… Il me dit des trucs, lui expliquai-je.
Je ne sais pourquoi, il fallait que je détourne les yeux. Il y avait la photographie d’un torse d’homme nu au mur ; je regardai de nouveau Deborah.
— Nom de Dieu ! s’exclama-t-elle. Tu veux dire que tu entends des voix ? Nom de Dieu, Dex.
— Non. Ce n’est pas comme entendre des voix. Pas exactement.
— Alors c’est quoi, bordel ?
Je dus me concentrer sur le torse nu puis expirer un grand coup avant de pouvoir affronter le regard de Deborah.
— Lorsque j’ai mes fameuses intuitions à propos de… tu sais… sur un lieu de crime, c’est parce que… ce truc me les souffle.
Le visage de Deborah était figé, pétrifié, comme si elle était en train d’écouter la confession d’actes terribles – ce qui était le cas.
— Alors, qu’est-ce qu’il te dit ? Eh, attention, c’est quelqu’un qui se prend pour Batman qui a fait ça !
— À peu près. Juste, tu sais, les petites intuitions que j’avais avant.
— Que tu avais avant ?
Je n’arrivais pas à la fixer du regard.
— Il est parti, Deborah. Quelque chose par rapport à toute cette histoire de Moloch l’a fait fuir. Ce n’est jamais arrivé.
Elle garda le silence un long moment, et je ne voyais pas de raisons de le rompre.
— Tu avais parlé à papa de cette voix ?
— Jamais eu besoin. Il savait.
— Et les voix sont parties maintenant ?
— Il n’y en a qu’une.
— Et c’est pour ça que tu ne me dis rien sur toute cette affaire ?
— Oui.
Deborah grinça des dents si fort que je les entendis crisser. Puis elle souffla bruyamment, sans desserrer les mâchoires.
— Soit tu me mens parce que tu as tué ce type, siffla-t-elle, soit tu me dis la vérité et tu es un putain de psychopathe.
— Deb…
— Qu’est-ce que je préfère croire, d’après toi, Dexter ? Hein ? Qu’est-ce qui est mieux ?
Je ne crois pas avoir ressenti de véritable colère depuis mon adolescence, et encore à l’époque ce n’était peut-être pas ça. Mais avec la disparition du Passager noir et ma descente progressive dans les affres de l’humanité, toutes les vieilles barrières qui existaient entre moi et la vie normale étaient en train de s’effondrer, et ce que j’éprouvais à présent devait être très proche du sentiment authentique.
— Deborah, si tu ne me fais pas confiance et si tu penses que c’est moi le coupable, je me fous de ce que tu préfères croire.
Elle me dévisagea méchamment, et pour la toute première fois je soutins son regard.
— Il faut quand même que je signale ta visite. Officiellement, tu n’as plus le droit d’être mêlé à cette affaire.
— Rien ne pourrait me combler davantage, rétorquai-je.
Elle me fixa encore un instant, puis elle me tourna le dos pour rejoindre Camilla Figg. Je continuai à l’observer un moment avant de me diriger vers la porte.
Il n’y avait plus de raison de rester là, surtout dans la mesure où l’on m’avait signifié, de manière officielle autant qu’officieuse, que ma présence n’était pas la bienvenue. J’aurais aimé pouvoir dire que j’étais froissé, mais j’étais encore trop en colère pour ressentir autre chose. Et, j’avoue, j’avais toujours trouvé assez choquant que l’on puisse m’aimer : c’était presque un soulagement de voir Deborah se comporter de façon raisonnable pour une fois.
Dexter était donc en vacances, mais bizarrement je ne vivais pas cela comme une victoire, tandis que je me dirigeais vers la porte et l’exil.
J’étais en train d’attendre l’ascenseur lorsque je fus assailli par un cri rauque :
— Hé !
Je me tournai et vis un vieil homme furieux foncer vers moi, en sandales et chaussettes noires qui arrivaient presque au niveau de ses genoux noueux. Il portait également un short bouffant ainsi qu’une chemise en soie, et il affichait un air outragé.
— Vous êtes la police ? aboya-t-il.
— Pas la force entière.
— Et mon journal, alors ?
Je fais mon possible pour être poli quand il n’y a pas d’autre solution, je souris donc de façon rassurante à ce vieux cinglé.
— Vous n’avez pas apprécié votre journal ? demandai-je.
— Je n’ai pas eu mon foutu journal ! hurla-t-il, virant au mauve sous l’effort. J’ai appelé la police et la fille noire au téléphone m’a dit d’appeler le journal ! J’ai vu le gamin le voler, et elle me raccroche au nez.
— Un gamin vous a volé votre journal ? répétai-je.
— Qu’est-ce que je viens juste de vous dire ? cria-t-il, et il commençait à avoir une voix perçante. Pourquoi je paie ces fichus impôts si c’est pour m’entendre dire ça ? Et elle s’est moquée de moi, par-dessus le marché !
— Vous auriez pu vous procurer un autre journal, lui dis-je d’un ton apaisant.
Il ne sembla pas s’apaiser.
— Comment ça, me procurer un autre journal ? C’est samedi matin, je suis en pyjama, et il faudrait que j’aille acheter un autre journal ? C’est à vous d’attraper les criminels !
L’ascenseur émit un ding assourdi pour annoncer enfin son arrivée, mais je n’étais plus intéressé parce qu’une pensée m’était venue. De temps à autre, en effet, il m’arrive d’en avoir. La plupart d’entre elles ne parviennent jamais à la surface, sans doute à cause de ces longues années à essayer d’avoir l’air humain ; mais celle-ci remonta lentement et, telle une bulle de gaz, éclata gaiement dans mon cerveau.
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