La signora Fellini essuya son visage dans la manche de son peignoir, ce qui n'arrangea pas son allure, bien au contraire.
- Vous haïssez ce Gonzaga, commença Caterina prudemment.
La signora alla jusqu'à la fenêtre d'où elle regarda la nuit au-dehors. De l'autre côté du Tibre, les lampadaires se reflétaient à la surface des eaux nonchalantes.
- Gonzaga est un monstre, murmura-t-elle comme à elle-même. Croyez-moi.
- Mais ce n'est pas grâce à lui que vous menez cette vie, désormais ?
- Si, et c'est bien normal, dit-elle en se retournant vers Caterina.
Ses yeux exorbités et son visage barbouillé faisaient presque peur.
- Ce qu'il y a de sûr, c'est que j'étais plus heureuse quand j'étais concierge dans la Via Gora. Ici, j'ai l'impression d'être mise en quarantaine, d'être enfermée dans une prison dorée. On m'a interdit tout contact avec les gens que j'ai connus dans ma vie passée. Pire encore, on m'a condamnée au silence. Je suis déjà terrorisée, uniquement parce que je vous parle. On m'a interdit de parler avec qui que ce soit.
Caterina hocha imperceptiblement la tête. Que pouvait bien savoir cette femme ?
- Parfois, poursuivit madame Fellini, j'ai l'impression de voir des revenants. Je me sens suivie quand je me promène en ville. Je zigzague en chemin comme un lièvre traqué. Je suis en train de devenir folle, d'autant plus que je me suis rendu compte que j'avais toutes les raisons d'avoir peur. J'ai peur, peur, peur ! se mit-elle à crier si fort qu'elle s'étrangla à moitié.
Puis, l'œil hagard, elle se laissa tomber dans un fauteuil.
- Je sais que cela ne me regarde pas, dit Caterina posément pour calmer un peu le jeu, mais est-ce Gonzaga qui vous met dans cet état ?
- Le distingué cardinal de la curie, Philippo Gonzaga !
La signora Fellini eut un rire cynique.
- Personne ne me croirait si je racontais publiquement ce que j'ai vécu.
Caterina se retint de dire tout haut : « Mais bon sang, parle, alors ! »
- Vous devriez prendre quelques jours de vacances, vous en avez bien besoin. Il fait encore beau à cette saison en Sicile...
- Des vacances ! Du temps où j'étais concierge, je n'ai jamais pu en prendre. Qui aurait fait le travail à ma place ? Maintenant que je suis disponible et que j'ai les moyens, je pourrais en prendre, mais je n'en ai pas le droit. On m'a interdit de quitter Rome. Je dois rester sous le contrôle de Gonzaga.
- Et vous n'avez encore jamais essayé de sortir de cette prison ?
La signora Fellini joignit les mains.
- Vous sous-estimez le pouvoir de Gonzaga. Je n'irais pas loin. Gonzaga a des hommes partout.
- Comment avez-vous connu le cardinal ? s'enquit Caterina prudemment.
Son interlocutrice s'insurgea.
- Non, mais, qu'est-ce que vous allez vous imaginer ? Vous ne croyez tout de même pas que je fricotais avec ce monstre chauve ! Que Dieu m'en garde ! Un cardinal a certainement aussi quelques besoins, célibat ou pas. Mais, le cas échéant, il peut s'offrir mieux qu'une concierge sur le retour.
- Ce n'est pas ce que je voulais dire, s'empressa de s'excuser Caterina. Je ne voulais pas vous froisser.
- Ouais, c'est bon.
La signora Fellini articulait de plus en plus mal, et Caterina dut tendre l'oreille pour comprendre la suite :
- Il faut que je vous dise : quand la porte de ma loge restait ouverte du matin jusqu'au soir, ce n'était pas par curiosité. Une concierge qui fait son travail consciencieusement doit toujours savoir qui se trouve dans l'immeuble. Naturellement, j'ai vite remarqué le chauve au costume gris qui passait régulièrement le dimanche. Il laissait toujours derrière lui un nuage de parfum entêtant. Il regardait droit devant lui et marchait toujours la tête haute, comme ces vieux nobles romains. Même lorsque je passais la tête par la porte, il m'ignorait complètement, il ne s'abaissait même pas à dire bonsoir. En dépit de ses allures distinguées, ce type n'avait aucune éducation. J'ai compris dès le début qu'il ne pouvait s'agir que d'un curé. Je n'ai appris que beaucoup plus tard, et dans des circonstances épouvantables, que c'était non seulement un cardinal, mais un cardinal secrétaire d'État.
Caterina joua les ingénues :
- Mais que venait faire le cardinal dans la Via Gora ?
La concierge vida le reste de la bouteille dans son verre, but une gorgée et poursuivit son récit.
- Au cinquième étage, il y avait une jolie dame. Non, ce n'est pas ce que vous pensez, signorina ! C'était une vraie dame ! Elle était originaire de Suède ou d'Allemagne, en tout cas de quelque part tout au nord. Je crois qu'elle avait fait des études, mais je n'ai jamais compris de quoi elle vivait. Elle n'avait pas de travail régulier. Elle s'appelait Ammer.
Caterina sentit ses doigts tremblants se crisper autour de son verre encore plein. Elle avait du mal à cacher son émotion.
- Et cette dame du cinquième recevait un cardinal ? C'est passionnant, dit-elle.
- Le cardinal venait très régulièrement ; il était réglé comme le carillon d'une église.
- Peut-être pour des recherches scientifiques ? Ou bien ils étaient parents ?
- Laissez-moi rire ! Rasé de frais, parfumé et un bouquet de fleurs à la main ? Ah ! les belles recherches !
Caterina feignit l'étonnement.
- Mais vous m'avez bien dit que Marlène Ammer n'était pas une puttana , mais une dame !
- Ce n'est pas parce que le cardinal était en chasse que la femme était une putain ! rétorqua madame Fellini qui serrait dans sa main droite la bouteille vide.
Tout à coup, elle fixa Caterina en écarquillant les yeux.
- Vous venez bien de dire : Marlène Ammer ?
Sa voix était étouffée et menaçante.
- Oui, Marlène Ammer, répéta Caterina.
- D'où tenez-vous son nom ?
Comment Caterina avait-elle pu être aussi stupide !
- Mais c'est vous qui l'avez dit ! finit-elle par tenter.
- Moi ? N'importe quoi ! Vous croyez que vous vous trouvez devant une vieille ivrogne à qui vous pouvez raconter n'importe quoi ? Qui êtes-vous et que cherchez-vous ?
- J'étais chargée de vous apporter ces fleurs, rien de plus !
Caterina était dans tous ses états. Elle avait si bien monté son coup, et voilà qu'elle s'était trahie par pure étourderie.
À partir de ce moment-là, madame Fellini sembla comme dégrisée.
- Vous me racontez des histoires ! hurla-t-elle, le visage tordu par une grimace. Jamais Gonzaga ne m'a envoyé de fleurs, et jamais il ne m'en enverrait ! Comment ai-je pu donner tête baissée dans un piège aussi grossier !
La concierge se planta devant Caterina en cherchant à l'intimider. Elle y parvint d'ailleurs facilement. Caterina jeta un coup d'œil vers la porte.
- Je vous dois une explication, dit-elle d'une voix hésitante.
- Vous pouvez garder vos explications pour vous ! Mais il y a une seule chose que je veux savoir : dites-moi qui vous êtes et ce que vous voulez !
- D'accord. Je ne m'appelle pas Margarita Margutta, mais Caterina Lima, et je suis journaliste.
- Vous mentez ! Je ne crois pas un mot de ce que vous me racontez. Qui vous a envoyée pour me cuisiner ?
La concierge attrapa par le goulot la bouteille et la brisa contre le rebord de la table. Des éclats volèrent dans toute la pièce.
Un morceau de verre vint se planter dans la joue droite de Caterina. La journaliste sentit un filet de sang chaud couler le long de sa joue. Elle se leva d'un bond pour s'enfuir.
Menaçante, la signora Fellini brandissait un tesson acéré.
- Je veux savoir qui vous a envoyée ! répéta-t-elle en martelant chaque mot.
- Personne ne m'a envoyée, calmez-vous !
Caterina reculait vers la porte d'entrée, les mains en l'air.
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