L'homme sortit de la poche intérieure de sa veste un sachet en cellophane contenant un petit morceau de tissu. Il le brandit comme un trophée sous le nez de Malberg.
Le bouquiniste commençait enfin à comprendre.
Pendant plusieurs secondes, il regarda le petit sachet sans dire un mot. L'histoire était si rocambolesque qu'il semblait difficile d'y croire. Mais elle était également si extraordinaire qu'il doutait que l'homme eût pu l'inventer.
Gueule-brûlée reprit son récit :
- J'ai commencé par mettre l'original en lieu sûr, je l'ai caché derrière un autel dans un des bas-côtés de la nef. Puis j'ai fait ce que m'avait demandé mon commanditaire : j'ai mis le feu à la nappe d'autel étalée sous la châsse en utilisant un produit inflammable. Est-ce que vous avez une idée de la façon dont ça brûle, une nappe d'autel ? dit-il à Malberg avec un sourire mauvais. Regardez-moi, et vous aurez la réponse ! Tout s'est passé tellement vite. Avant même que j'aie eu le temps de m'en rendre compte, j'avais déjà tout le torse en feu. J'ai hurlé comme un cochon qu'on égorge, et je me suis roulé par terre. Au bout d'un moment, j'ai réussi à étouffer les flammes qui dévoraient mes vêtements. Puis, je me suis planqué derrière l'autel où j'avais caché le vrai linceul pour attendre l'arrivée des pompiers. Dans l'affolement qui s'ensuivit, j'ai réussi à quitter la cathédrale avec mon butin, sans être remarqué. Vous pouvez maintenant comprendre que la mission n'était pas sans risque. Du coup, les malheureux cinquante millions de lires de mon commanditaire, c'était ridiculement mal payé. Mais ce n'est que plus tard que je l'ai compris.
- Et qu'est devenue la copie du linceul ? Elle est partie en fumée ?
Gueule-brûlée affecta de sourire :
- Il s'en est fallu de peu. Le feu a failli prendre dans la châsse. Le linceul a seulement été roussi à la hauteur des plis. Il a conservé quelques légères traces de suie. Mais cela ne fait que souligner l'authenticité de ce faux, et c'est exactement ce que voulait mon commanditaire.
- Et l'original ?
- Il n'a pas subi le moindre dommage. Je l'ai livré le lendemain même à l'heure et à l'endroit convenus, et j'ai reçu mon dû en échange. Et savez-vous où la transaction a eu lieu ?
Gueule-brûlée tourna la tête vers la Pietà de Michel-Ange.
La guide avait emmené son groupe de touristes plus loin, et le silence régnait dans le vaste espace vide. Malberg réfléchissait. Il ne savait que penser de Gueule-brûlée. Ce type ne lui inspirait vraiment pas confiance. Rien ne lui interdisait de le planter là et de filer. Mais une sorte d'intuition retenait pourtant Malberg. Cette rencontre n'était pas le fruit du hasard, et cette obscure tractation devait être replacée dans un contexte plus vaste.
- Vous permettez ? demanda Malberg en tendant la main vers le sachet de cellophane.
Gueule-brûlée mit immédiatement le précieux objet hors de sa portée.
- Non, je ne permets pas, siffla-t-il. Vous devez le comprendre.
Malberg comprenait en effet les précautions dont cet homme s'entourait. D'ailleurs, la méfiance était partagée.
- Qui peut me garantir que ce morceau de tissu est authentique ? reprit Malberg. Ne vous méprenez pas : je ne suis pas en train de vous traiter de menteur, mais nous nous connaissons à peine !
Gueule-brûlée hocha la tête comme un confesseur qui écoute un pécheur avouer ses vices. Et, après avoir fait disparaître le sachet de cellophane dans la poche intérieure gauche de sa veste, il tira de sa poche droite une enveloppe qu'il tendit à Malberg.
L'enveloppe contenait trois négatifs de photos. Le premier cliché représentait le suaire de Turin, à l'endroit et à l'envers.
Sur le deuxième, un gros plan, on apercevait le trou qui avait été fait dans l'étoffe. Le troisième représentait le morceau de tissu que Gueule-brûlée voulait lui vendre, à taille réelle. On reconnaissait nettement la trame du lin.
- Si vous superposez ces deux négatifs, commença Gueule-brûlée avec de la fierté dans la voix, vous constaterez que la forme de ce minuscule petit morceau épouse exactement celle du trou pratiqué dans le linceul.
Malberg leva les deux négatifs vers la lumière qui tombait de la coupole dans la nef. En effet, la trame compliquée en chevrons se poursuivait dans le morceau prélevé par Gueule-brûlée. Il avait décidément pensé à tout.
- Alors ? insista Gueule-brûlée.
- Alors quoi ? rétorqua Malberg qui savait pertinemment ce que ce dernier voulait dire.
- Ça vous intéresse ? Cent mille dollars en grosses coupures ! dit-il en élevant les deux mains dix fois de suite.
- Oui, dit Malberg sans grande conviction. En théorie, oui.
Il se sentait à court d'arguments et d'idées. Comment faire croire plus longtemps à Gueule-brûlée qu'il était vraiment intéressé ?
- Rendez-vous ici dans, disons, une semaine ? Même endroit, même heure.
- J'ai compris.
39
Ce matin-là, lorsque Mesomedes entra dans son bureau, sa secrétaire, assise derrière l'écran de son ordinateur, lui jeta un regard désemparé.
- Burchiello a demandé où vous étiez. Il était très énervé. Il vous attend immédiatement dans son bureau.
Mesomedes posa son attaché-case sur sa table de travail et se rendit au bureau du procureur général. Il y était effectivement attendu.
Blanchi sous le harnais, le magistrat avait une forte réputation. On disait de lui qu'il était l'arme la plus efficace contre la mafia.
Mais le bruit courait également qu'il entretenait certaines relations avec la fine fleur de la corporation susnommée.
Le premier magistrat du parquet de Rome avait sous ses ordres une douzaine de procureurs, presque tous jeunes, parmi lesquels se trouvait Achille Mesomedes.
- Monsieur Mesomedes, dit-il en appuyant sur le « monsieur » au point qu'on aurait pu croire qu'il se moquait de lui. Monsieur Mesomedes, je vous ai fait appeler, car j'ai eu vent d'une rumeur selon laquelle vous auriez de votre propre chef ré-ouvert une enquête dans une affaire pourtant classée.
- C'est exact, monsieur le procureur, et je ne vois là ni matière à grief ni infraction à la loi.
Le procureur général enleva ses lunettes à monture noire et les lança sur son bureau, qui était aussi grand qu'une table de ping-pong. Puis il croisa les bras sur son ventre et se lança dans une tirade :
- Selon les lois en vigueur dans ce pays, les procureurs n'ont pas le privilège d'être indépendants dans l'exercice de leurs fonctions. Ceci est l'apanage des juges. Vous devez donc vous en tenir aux directives de votre hiérarchie. Chaque procureur n'agit qu'en sa qualité de représentant du premier fonctionnaire du parquet, en l'occurrence : moi. Je ne me souviens pas de vous avoir jamais donné l'ordre de ré-ouvrir le dossier Marlène Ammer.
- Non, en effet, monsieur le procureur, répondit Mesomedes avec déférence. Cependant, si vous me permettez cette remarque, je n'ai en aucune manière ré-ouvert le dossier. Je me suis contenté de consulter les documents, à des fins d'étude, si je puis m'exprimer ainsi, et je suis tombé sur des éléments étranges et incohérents qui portent à croire...
Burchiello coupa la parole au jeune magistrat :
- Vous doutez donc du sérieux de mon travail ?
- Pas du tout !
- J'ai moi-même clos le dossier. Ma signature figure dessus. Cette femme s'est noyée dans sa baignoire. L'affaire est classée une bonne fois pour toutes. Vous avez évoqué des éléments étranges ?
- Certes, à commencer par le rapport d'autopsie. Pardonnez-moi, mais c'est du travail bâclé.
- Les compétences du dottore Martino Weber ne peuvent être remises en question !
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