Les femmes avaient droit à un traitement spécial. Les jeunes étaient violées, ensuite éventrées lentement. Lorsqu’elles étaient enceintes, les plus primesautiers des Oustachis arrachaient le fœtus, le découpaient en petits morceaux et recousaient ensuite le ventre en y mettant un lapin vivant.
Aux vieilles, on coupait parfois les seins, comme ça, pour faire quelque chose. Les bébés avaient droit à un jeu abominable : un Oustachi les jetait en l’air, les rattrapant à la pointe de son long couteau. Cela devant la mère, bien entendu… La première fois que Said Mustala avait essayé, il avait laissé tomber le nouveau-né sur le sol où il s’était mis à hurler. Vexé, devant les sarcasmes de ses camarades, il l’avait relancé encore plus haut et, cette fois, embroché bien au milieu du corps. Surpris par la facilité avec laquelle sa lame l’avait traversé comme une motte de beurre… Ensuite, il avait mis fin à la vie et aux hurlements de la mère, une paysanne rougeaude, en lui ouvrant la gorge d’un seul revers…
Pas d’états d’âme pour ces expéditions : pas d’interrogatoires, pas de survivants et pratiquement aucun risque. Il fallait tuer tout ce qui était serbe ou juif, selon les villages. En plus, tous ces paysans avaient quelques trésors cachés qu’ils offraient dans l’espoir naïf d’avoir la vie sauve. De quoi mener ensuite la belle vie à Zagreb.
Une seule contrainte. À chaque cadavre, on arrachait les yeux. Tous étaient regroupés dans des sacs d’osier et ramenés en offrande au bon Ante Pavelic qui savait ainsi que ses fidèles Oustachis avaient bien rempli leur devoir. Au bout de quelques mois, Said Mustala ne savait plus combien de gens il avait tué. Ça lui était égal d’ailleurs, sa croisade étant juste. Mais les expéditions commençaient à devenir dangereuses. Plusieurs groupes avaient été piégés dans des embuscades montées par les partisans communistes du général Tito. Ceux-ci, lorsqu’ils s’emparaient d’un Oustachi, le découpaient vivant et lui faisaient manger sa propre chair avant de l’achever…
En 1944, Ante Pavelic avait décidé de créer une brigade SS avec ses meilleurs éléments, afin d’aider l’armée du Troisième Reich en pleine déconfiture. Said Mustala, qui venait d’avoir vingt ans, s’était porté volontaire parmi les premiers. L’idée de porter le bel uniforme noir à parements argent de la SS le séduisait.
Évidemment, la suite avait été moins drôle. Dès leur premier engagement, les SS croates, mal armés, mal entraînés et mal encadrés, s’étaient fait tailler en pièces. Et là, il ne s’agissait plus de massacrer des villageois sans défense, mais de s’opposer au blindage des T. 34 et aux mitrailleuses des cosaques. Quelques mois plus tard, Said avait pleuré en apprenant qu’Ante Pavelic s’était enfui, que la Croatie indépendante n’existait plus, balayée par les partisans de Tito, et qu’il n’était pas près de revoir son pays… Dépouillé de son uniforme, il avait emprunté la filière Odessa jusqu’à Buenos Aires. Là-bas on l’avait aidé à trouver du travail.
Comme boucher.
Said Mustala avait prospéré et possédait maintenant trois boutiques. Mais il n’avait jamais rompu avec son idéal, conservant des liens étroits avec les anciens Oustachis répandus à travers le monde, en Allemagne, en Australie, en Espagne et en Amérique latine, sans parler du Canada et des États-Unis. La mort d’Ante Pavelic, dans un couvent de Madrid en 1959, n’avait pas découragé son fanatisme.
Des commanditaires se réclamant de l’idéal croate avaient à plusieurs reprises recruté des jeunes gens, les fils de la vieille génération, afin de commettre des attentats en Serbie, à Belgrade en particulier. Hélas, les résultats avaient été minces. L’UDBA, la police politique du régime titiste, veillait férocement : ces commandos de la guerre froide étaient presque toujours interceptés et leurs membres fusillés en grande pompe. Ce qui permettait au régime communiste d’agiter l’épouvantail du danger oustachi… Said Mustala savait bien qu’ils n’étaient plus qu’une poignée de vieux fidèles comme lui, encore prêts à mourir pour leur cause comme ils l’avaient juré en 1941 à leur « Poglovnik » [3] Le guide.
Ante Pavelic. Ou à punir de mort tous les traîtres.
Certes, il y avait la relève, comme le fils de Said, élevé dans les principes oustachis. Lui et d’autres se réunissaient régulièrement, un peu partout dans le monde, chantaient les anciens airs croates et priaient devant une vieille photo de leur Poglovnik. Regroupés dans une organisation secrète, la HRB [4] Hrvatsko Revolucionatno Bratsvo. (Confrérie révolutionnaire Croate).
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En 1989, lorsque la Yougoslavie avait commencé à éclater et que la Croatie avait proclamé son intention de se séparer de la Serbie, un frémissement avait parcouru l’univers des Oustachis. Des messagers avaient parcouru le monde, contactant les anciennes filières, ranimant les réseaux exsangues, galvanisant les jeunes qui n’avaient jamais connu leur pays.
Un de ces messagers avait contacté Said Mustala qui avait répondu présent sans hésiter, en dépit de ses soixante-cinq ans. Lui expliquant qu’une structure clandestine nationaliste croate issue du HRB s’était mise en place afin d’accomplir discrètement certaines actions que le gouvernement officiel de la Croatie, qui venait de proclamer son désir d’indépendance, ne pouvait endosser… Said Mustala avait été ému aux larmes, en apprenant que le blason croate à damiers blancs et rouges flottait de nouveau sur les édifices publics de Zagreb…
Zagreb où pendant quarante-cinq ans, il avait été interdit de séjour par les communistes.
Le vieil Oustachi avait attendu, l’arme au pied, ignorant ce qu’on allait lui demander. Quelques semaines plus tôt, il avait reçu un mystérieux coup de fil lui enjoignant de se rendre à Miami, en Floride, pour une mission importante qui lui serait précisée sur place ; l’inconnu avait utilisé les signaux de reconnaissance en vigueur dans le mouvement oustachi HRB, aussi Said Mustala avait-il donné son accord. Un peu déçu de ne pas se rendre de nouveau dans son pays. Bien sûr, comme tous les Oustachis, il avait été condamné à mort par contumace, mais dans la nouvelle Croatie indépendante, il serait en sécurité.
— Zagreb, ce sera pour plus tard, avait affirmé son interlocuteur.
Said Mustala avait dû se résigner. Grâce à son passeport argentin, il pouvait voyager partout. Arrivé trois jours plus tôt en Floride, il avait emménagé dans l’hôtel qu’on lui avait indiqué, à North Miami, et loué une voiture.
Le matin même, il avait reçu par téléphone ses instructions complémentaires, et trouvé à la réception, dans une enveloppe à son nom, une photo. Sans discuter, il s’était préparé à accomplir ce qu’on lui demandait.
Comme au bon vieux temps.
La pluie redoublait. Las d’attendre, il décida de procéder à une vérification et courut jusqu’à une cabine téléphonique. Avec sa chemise à fleurs, ses traits marqués et son teint mat, il se fondait parfaitement dans le flot des « latinos » composant la majorité des habitants de Miami. Il glissa son « quarter » [5] 25 cents.
dans le taxi-phone et composa un numéro. Laissant sonner une dizaine de fois.
Après avoir raccroché, il regagna sa voiture et réfléchit. Il possédait tout ce qu’il fallait pour ouvrir une serrure. S’il avait l’avantage de la surprise, ce ne serait pas plus mal. Fermant sa voiture à clef, il se dirigea vers l’immeuble au crépi rose et poussa la porte du hall.
* * *
Toujours penchée au-dessus de la baignoire, Swesda se retourna, posant un regard trouble sur l’érection de Boris. Elle l’effleura de toute sa longueur du bout des doigts.
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