Encore un peu et il serait assez fort pour regarder la vie en face sans Stéphanie.
Si Inge n’avait pas été amoureuse, de nombreuses choses auraient été différentes pour beaucoup de gens. Mais c’était une fille simple qui aimait faire l’amour dès que le soleil chauffait un peu.
Soudain une voix forte fit sursauter Otto Wiegand. Un Danois jeune et barbu se tenait devant eux, interpellant la fille, mi-fâché, mi-rieur.
Elle lâcha la main de l’Allemand, se lança dans un flot d’explications. L’homme secoua la tête, eut à peine un regard pour Otto. Il jeta une pièce d’une couronne sur la table, prit la fille par la main, et l’entraîna. Elle partit sans se retourner, furieuse contre elle-même d’avoir failli se disputer avec son amant pour un inconnu.
Otto resta ahuri quelques secondes, comme lorsqu’un film s’arrête brutalement.
De nouveau, la douleur s’était réinstallée en lui. Il se leva et reprit sa marche au hasard.
La nuit tombait. Tout à coup, il se trouva devant un écriteau indiquant « Stockholm » surmonté d’un petit bateau stylisé.
Le mot lui fit mal. C’était le passé : Stéphanie. Mais il suivit la flèche presque malgré lui.
* * *
Boris Sevchenko, son visage maigre tendu par l’anxiété parlait au téléphone à toute vitesse. Avec deux heures de retard, il venait de s’apercevoir de la disparition simultanée d’Otto Wiegand et de Malko.
Or, ce dernier n’avait pas rendu sa chambre. Donc un fait nouveau s’était produit qu’il ignorait encore. L’air ennuyé de Krisantem, en faction dans le hall, lui faisait deviner ce qui avait pu se passer : Otto avait filé entre les doigts de ses adversaires.
Plusieurs hommes se lancèrent immédiatement dans Copenhague, porteurs d’une photo récente d’Otto, prise au téléobjectif, à la sortie du Royal.
Mais la nuit ne facilitait pas leurs recherches.
* * *
— Il n’y a plus que les dames de petite vertu, suggéra Malko au terme de cinq heures de chasse infructueuse. C’est là que finissent beaucoup de douleurs humaines.
Lise sursauta un peu. C’est un mot que l’on n’aime pas au Danemark. Étant donné la liberté des moeurs, les professionnelles ont pratiquement été réduites à la famine. Les dernières se sont repliées dans le quartier du port, pour satisfaire les désirs éphémères des marins des ferrys innombrables reliant le Danemark à la Suède. Ils prirent cette direction.
Le capitaine Fred Olsen était d’une humeur massacrante. Tout allait mal depuis qu’il avait débarqué à Copenhague pour une escale de quarante-huit heures.
D’abord la poinçonneuse électrique de Tatoo Jack était tombée en panne au moment où le tatoueur – spécialité de Copenhague – s’attaquait à la queue d’une très jolie sirène tatouée sur son avant-bras gauche. Or, le capitaine Olsen partait le lendemain matin, et le concurrent de Tatoo Jack, Tatoo John, était déjà fermé. Le Danois avait eu beau essayer de convaincre Olsen qu’une sirène sans queue c’était quand même très joli, le Norvégien était parti ivre de rage.
Au Hong-Kong, restaurant-cabaret de Nyhavn, cela n’avait pas été mieux. Dans cet estimable beuglant, les garçons avaient la mauvaise habitude de se servir généreusement dans les verres des clients quand ceux-ci dansaient. Aussi bien dans un noble souci de la santé de la clientèle que pour faire marcher le commerce. Mais Fred Olsen était tombé sur un garçon en train de boire son schnaps et lui avait fait sauter la mâchoire inférieure. D’où, discussion et expulsion.
Suivi d’une poignée de membres de son équipage, le capitaine Olsen avait continué l’exploration de la rive gauche de Nyhavn, par le Manhattan-Bar, boîte tenue par un gérant barbu et bon enfant où le schnaps ne coûtait que trois couronnes. Mis en appétit par l’exhibition d’une grande fille brune un peu maigre en mini-kilt, se démenant au son d’un orchestre yé-yé, le Norvégien s’était rué sur le distributeur automatique de préservatifs situé dans les toilettes de la boîte.
Hélas ! l’appareil était vide.
Pour se soulager. Fred Olsen l’avait démoli à coups de poing et le fracas avait attiré le patron qui lui avait demandé d’aller passer ses nerfs ailleurs.
Ensuite, entouré de quatre de ses marins, il avait échoué au Teddy-Bar Ritt, où la sono de l’orchestre faisait trembler le vieux plancher. Si les tables n’avaient pas été scellées, le Norvégien en aurait volontiers jeté une sur l’orchestre pour le faire taire.
Et maintenant, il se retrouvait sur le trottoir de Nyhavn avec une furieuse envie de se vider la vessie. Il hésita à réveiller de cette façon un ivrogne endormi dans un porche, puis mit le cap sur l’extrémité de Nyhavn se terminant sur la mer. À côté de l’autre partie du canal, c’était étrangement calme. Le Teddy-Bar Ritt était la dernière boîte. Après il n’y avait plus que de tranquilles immeubles éteints. Sur l’autre rive du canal, des passagers attendaient dans une cage vitrée le ferry pour Malmö.
Fred Olsen et ses marins tenaient tout le trottoir. Ils ne prêtèrent aucune attention à un homme qui venait à leur rencontre, la tête baissée et les mains dans les poches. Celui-ci était si absorbé par ses pensées qu’il vint littéralement s’encastrer dans la gigantesque poitrine du capitaine Olsen. Celui-ci l’écarta d’une bourrade. Il avait trop envie de pisser pour se battre. L’autre marmonna une vague excuse et s’écarta. Olsen était déjà passé. Trois mètres plus loin, l’inconnu passa sous un réverbère en même temps que le second d’Olsen. Celui-ci jeta un coup d’oeil curieux à l’homme qui avait pu bousculer son capitaine sans suite fâcheuse et poussa aussitôt une exclamation.
Il cria quelque chose en norvégien à Fred Olsen qui se retourna d’un bloc.
L’homme s’était arrêté aussi, surpris par le cri.
Le géant qu’il avait bousculé le regardait avec un mélange de stupéfaction et d’horreur. D’abord Otto Wiegand crut au caprice d’un ivrogne. Puis sa mémoire se remit en branle et un froid glacial descendit le long de sa colonne vertébrale.
Le hasard venait de lui jouer un mauvais tour. Le capitaine du Ragona était le dernier homme sur terre qu’il souhaitait rencontrer. Il aurait eu encore une minuscule chance de s’en sortir. S’il n’avait pas obéi à son instinct de conservation. Il se précipita vers le porche le plus proche…
Or, jusqu’à cette seconde précise, le capitaine Olsen n’était pas totalement sûr que l’Allemand fût le meurtrier de sa nièce. Otto Wiegand secouait furieusement la porte devant lui.
Un coup de pied dans le poignet lui fit lâcher prise. Déséquilibré, il battit l’air de ses bras, en avant. Un poing monstrueusement gros s’écrasa sur sa bouche. Il eut l’impression que ses dents reculaient. Il tomba sur le dos et sa tête heurta violemment le macadam.
Lorsqu’il reprit connaissance, il vit d’abord deux bottes près de son visage. Son regard remonta et trouva le visage du capitaine Olsen. Il attendait, les poings serrés, les yeux fous. Il avait perdu sa casquette et ses cheveux blonds lui tombaient dans les yeux. À son expression, Otto Wiegand comprit que le Norvégien allait le tuer.
Autour de lui il compta quatre autres marins, tous du même gabarit, en un cercle presque parfait dont il était le centre.
Les Norvégiens ne disaient plus un mot. Cette partie de Nyhavn était silencieuse et déserte. Les deux policiers à pied en casquette plate qui surveillaient la sortie des boîtes ne dépassaient jamais le coin de Toldbodgade, cent mètres plus haut. Précautionneusement, Otto Wiegand se releva sur un coude. Il fonça dans les jambes les plus proches et reçut un coup de pied en pleine poitrine qui lui coupa le souffle. Puis, Olsen se pencha sur lui, le releva d’une seule main et lui jeta en mauvais anglais, face contre face :
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