Docilement, il suivit Malko de l’autre côté de Vesterbrogade jusqu’au Restaurant Frascati, le meilleur. Le décor était vieillot et touchant avec des plantes vertes et de faux perroquets, une lampe à abat-jour sur chaque table. Il se sentit aussi déplacé qu’un évêque en enfer. Mais déjà un garçon en smoking lui mettait une carte devant les yeux…
Sans réfléchir, il commanda des tas de choses, des moules, du canard salé, des crêpes.
Discrètement, Malko avait demandé une bouteille de Dom Pérignon. Cela ne pouvait pas faire de mal à l’Allemand.
Celui-ci, le nez dans son assiette, n’ouvrait pas la bouche. On lui apporta les moules, il en mangea deux ou trois puis repoussa son assiette.
De même, il laissa le canard intact dans son assiette sans même répondre au garçon horriblement vexé qui lui demandait si la cuisine de la maison ne lui convenait pas.
Il trempa ses lèvres dans une coupe de champagne et cela lui donna envie de rendre.
Il n’avait plus faim, il n’avait jamais eu faim.
Malko le regardait. Ses yeux dorés avaient tourné au vert. Il sentait ce qui se passait dans la tête de son vis-à-vis, mais il devinait aussi que plus rien n’avait de prise sur Otto Wiegand. Brusquement, inopinément, celui-ci se leva, bredouilla à l’adresse de Malko :
— Excusez-moi.
Il traversa tout le restaurant et sortit avant que Malko ait eu le temps de bouger. Lorsque ce dernier atteignit la porte après avoir laissé deux cents couronnes sur la table, l’Allemand avait disparu dans le grouillement de la Radhus Platz.
Malko courut d’une seule traite au Royal. C’était la catastrophe. Dans l’état où il se trouvait, Otto Wiegand pouvait faire n’importe quoi, se noyer, prendre l’avion pour la Russie, se soûler à mort dans les bras d’une putain.
Otto n’était pas à l’hôtel. Malko téléphona à Lise en lui demandant de venir immédiatement. Il ne connaissait pas assez Copenhague pour partir tout seul à la recherche de l’Allemand. Elle arriva un quart d’heure plus tard. Celui-ci lui expliqua la situation. Laissant Krisantem pour surveiller l’hôtel au cas où l’Allemand reviendrait, ils montèrent dans la Saab et se mirent en route.
C’était chercher une aiguille dans une botte de foin, remarqua Malko avec découragement.
Ils commencèrent par l’avenue Andersen, la large artère qui partait de Radhus Platz, en roulant très lentement. À chaque bistrot, Malko descendait et allait inspecter la salle.
Lorsqu’ils arrivèrent au pont Langebro, ils firent demi-tour et repartirent en longeant le port par le Christian Brygge, quartier d’entrepôts et de docks.
Toujours sans résultat.
Ensuite Malko parcourut à pied la rue Ströjet tandis que Lise patrouillait en voiture dans les rues adjacentes. Ils se retrouvèrent sur la place Torv, bredouilles.
Pendant deux heures encore, ils tournèrent dans la ville, allant même jusqu’au Churchill Park et à Langelinie. Otto Wiegand demeurait introuvable.
Malko téléphonait à l’hôtel régulièrement. À tout hasard il explora ensuite les deux bords du canal de Nyhavn, Mecque des mauvais lieux de Copenhague. À cette heure-ci, tout était désert.
— Si on lançait un appel à la télévision ? suggéra Lise.
Malko faillit en avaler ses lunettes noires.
— Pour que Boris apprenne que nous l’avons perdu et lâche ses hommes à ses trousses ! S’il le retrouve le premier il s’empressera de le faire disparaître.
— Alors que faisons-nous ?
La jeune fille était au bord des larmes.
— Continuons, fit sombrement Malko. S’il ne s’est pas jeté dans le port, il doit bien être quelque part. Copenhague n’est pas une si grande ville…
Ils repartirent vers le centre.
* * *
La grosse Opel freina si brutalement que la passagère fut projetée contre le pare-brise. Furieux, le conducteur stoppa et descendit pour injurier le piéton qui s’était lancé dans les clous au vert.
À l’immense surprise du Danois, l’homme qui avait failli causer l’accident le regarda à peine et continua à traverser au milieu des voitures… Totalement indifférent à ses vociférations.
Bon citoyen, le Danois se promit de signaler le fait au prochain policier. C’était inadmissible.
Il ignorait être environ le vingtième conducteur à avoir failli écraser Otto Wiegand.
L’Allemand ne cherchait pas à se suicider. Mais l’effort de réflexion était trop grand. Depuis un quart d’heure, il suivait une grande fille blonde qui ressemblait à Stéphanie. Elle en avait l’allure hautaine et les longues jambes un peu fortes, la chevelure blonde savamment décoiffée, les hanches souples.
Il l’avait croisée dans Ströjet et était revenu sur ses pas, ratant sans le savoir Malko de quelques secondes. La fille s’était aperçue de son manège et, à plusieurs reprises, s’était retournée pour lui sourire moqueusement.
C’était presque le sourire de Stéphanie. Des dents petites et blanches sur de belles lèvres épaisses. Pour la première fois depuis la mort de sa femme, Otto avait ressenti une certaine chaleur. L’inconnue s’était lancée sur la chaussée au moment où le feu passait à l’orange. Le temps pour Otto d’hésiter, il était au vert, et les voitures fonçaient.
Il avait traversé quand même, parvenant de l’autre côté par miracle.
Il lui avait semblé que la fille l’attendait, consciente du risque qu’il avait pris pour ne pas la perdre. Cet inconnu qui la suivait avec tant de constance avait quelque chose de touchant, d’inquiétant aussi. Mais depuis la libération de la pornographie, il n’y avait presque plus de sadiques au Danemark.
Ils avaient continué à traverser Copenhague, l’un suivant l’autre. Inge, la fille, ne comprenait pas pourquoi cet étrange suiveur ne l’abordait pas. Le Danemark n’est pas un pays tellement pudibond…
Otto s’accrochait à son rêve avec une fureur enfantine. Sa raison lui disait que ce n’était pas Stéphanie. Sa déraison lui soufflait le contraire. Et il était presque heureux. S’il ne lui parlait pas, c’était seulement par crainte de briser le charme… Elle était si belle, il ne sentait plus sa fatigue.
Soudain elle s’assit à la terrasse d’un café, en face du jardin botanique, en plein soleil, étendit ses longues jambes, remonta sa robe à mi-cuisses et commanda une bière.
Otto hésita, passa et repassa devant le café, puis vint s’asseoir à la table voisine. La fille tourna la tête et lui sourit franchement. Intimidé, il détourna les yeux. Il était heureux en la regardant, sans plus. Pendant un quart d’heure, il ne se passa rien. Puis, presque par accident, le regard de la jeune fille croisa celui de l’Allemand. Il la regardait avec une intensité douloureuse et une fixité qui lui causa un choc.
Spontanément, elle se pencha vers lui et demanda en danois :
— Qu’est-ce qui ne va pas, vous êtes malheureux ?
Inge était une brave fille, saine, qui aimait l’amour et la vie. Elle se sentait presque gênée d’avoir surpris une telle détresse dans le regard de cet homme. Il ne l’effrayait plus du tout. De nouveau, elle l’interrogea, presque tendrement comme si elle l’avait toujours connu.
Alors seulement, il se décida à parler, dans sa langue. Instinctivement, Otto utilisait l’ukrainien. Il parlait de Stéphanie. Quand il lui prit la main, elle ne la retira pas.
Inge ne comprenait pas un traître mot de ce qu’il disait, mais elle hochait la tête gentiment, comme pour l’approuver. Elle sentait qu’il se soulageait ainsi.
Otto vivait un répit merveilleux. Jamais il n’aurait pensé tenir la main de cette inconnue, revenir dans le monde des gens normaux. Et il parlait, il parlait. Une petite goutte de sueur coulait entre les seins de la fille et il eut envie de la lécher.
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