Là-bas, tout se passait très vite. Deux portières s’étaient ouvertes en même temps. Deux hommes bondirent sur le quai et l’un sauta sur le pont du chalutier.
Dans un rugissement de moteur, la Mercedes fonçait. Lise s’était aplatie sur le siège arrière.
Presque aussitôt un son aigu déchira le silence. Le chalutier avait mis en route sa sirène de brume. En même temps le pare-brise vola en éclats sous une rafale de projectiles. Instinctivement Malko freina et se coucha sur le siège, imité par Krisantem.
De courtes flammes jaunes jaillissaient d’un point légèrement à gauche de la voiture noire arrêtée. On tirait sur eux avec un fusil d’assaut Kalachnikov, l’arme des fantassins russes. Une seconde arme automatique ouvrit le feu à son tour, du pont du chalutier. La sirène continuait son hululement, couvrant le bruit des coups de feu.
Aplati derrière le volant, Malko sentait les balles transpercer la carrosserie. L’une d’entre elles brisa le haut du volant en deux. Le pare-brise et les glaces latérales n’existaient plus. Ceux qui se trouvaient en face d’eux étaient des professionnels, tirant par courtes rafales précises.
S’ils avaient la mauvaise idée de jeter une grenade incendiaire, ils étaient morts. Soudain la portière claqua : Krisantem venait de se glisser hors de la voiture. Il y eut quelques secondes d’accalmie, puis la fusillade reprit. La Mercedes n’était plus qu’une passoire, et les cheveux de Malko étaient pleins d’éclats de verre. Derrière lui, Lise poussait de petits cris de terreur. Heureusement, le moteur les protégeait des coups directs.
Une détonation éclata tout près de lui et il reconnut le son mat de l’Astra. Aussitôt, l’un des deux fusils d’assaut se tut. Malko leva prudemment le nez.
Le réverbère éclairait l’homme étendu près de la voiture noire, une arme près de lui. Un second était penché sur lui. Il se redressa et sauta sur le chalutier.
Krisantem courait, plié en deux, le long de la digue. Il tenait dans la main gauche un objet cylindrique et long, et dans la droite son parabellum.
Le fusil d’assaut du chalutier tira une nouvelle rafale et le Turc plongea à plat ventre, protégé par un petit rebord de pierre du quai. Le tireur sauta à terre, l’arme à la hanche et expédia une nouvelle rafale vers la voiture où se trouvait Malko.
Des appels jaillirent du pont, en allemand et en russe. La portière arrière de la voiture s’ouvrit. Sous la protection de l’arme automatique, les occupants allaient gagner le chalutier.
— Fichu ! pensa Malko.
Au même instant une longue flamme éblouissante jaillit de l’endroit où se tenait Krisantem. La lueur éclaira l’homme accroupi avec le fusil d’assaut. C’était un civil portant un chapeau à larges bords. Puis les flammes l’entourèrent et il lâcha son arme dans une futile atteinte pour éteindre le feu qui brûlait ses vêtements.
Son hurlement glaça le sang de Malko.
L’homme se roulait par terre pour tenter d’éteindre les flammes. La main de Krisantem cracha encore un jet de feu et il ne bougea plus.
La sirène s’arrêta et Malko entendit un bruit de moteur : la chalutier levait l’ancre. Il se glissa hors de la voiture. Krisantem avait déjà rampé jusqu’à l’autre véhicule et le tenait sous le feu de son parabellum et de son lance-flammes.
Il y eut un grincement d’ancre et le chalutier manoeuvra très rapidement. Deux minutes plus tard, il virait de bord et s’éloignait, obéissant certainement à des ordres préalables. Malko rejoignit le Turc plié en deux.
Stéphanie et Otto étaient serrés l’un contre l’autre sur la banquette arrière de la grosse voiture noire qui se révéla être une Opel Kapitan.
Ils ne dirent pas un mot, choqués par le combat. Ce n’était pas le moment des explications. Malko referma la portière à la volée.
Krisantem poussa dans l’eau le cadavre de l’homme au fusil, avec son arme.
— L’autre voiture, dit Malko.
Lise en sortit avec peine, étourdie. Les deux hommes, en dépit des pneus crevés, parvinrent à pousser la Mercedes dans la mer à un endroit où le muret de pierre s’interrompait. Elle disparut immédiatement. Cela retarderait les recherches de quelques heures. Ils revinrent en courant à l’Opel. Krisantem stoppa quelques secondes pour balayer le plus possible de douilles.
Malko prit le volant et fit demi-tour.
Dans le Churchill Parken, ils croisèrent une Volvo noire et blanche de la police. Les policiers ne trouveraient pas grand-chose : une grande tache noire sur le sol et quelques douilles oubliées…
— Qu’est-ce que c’était que cet engin ? demanda Malko.
Krisantem baissa modestement les yeux.
— L’extincteur de la voiture. J’avais remplacé le liquide sous pression par de l’essence, à tout hasard.
Il avait racheté son accès de lubricité. Encore une recette « barbouze ». Avec l’air sous pression de la roue de secours, et un demi-jerrican d’essence, on fabriquait un excellent lance-flammes.
Misérable et penaud, Otto Wiegand se rongeait les ongles dans un des fauteuils tournants du hall. À cinq mètres de lui, Krisantem s’absorbait dans la lecture de Stern. Malko n’était pas loin, en train d’acheter des porcelaines chez Jensen.
La veille au soir, ils avaient eu une scène effroyable avec l’Allemand. Celui-ci avait menacé de se jeter par la fenêtre si Malko le forçait à quitter le Royal. Il aimait Stéphanie et elle l’aimait. Devant cette version à la Faust de Roméo et Juliette, les bras en tombaient à Malko.
Le Politiken , quotidien sérieux de Copenhague, faisait sa manchette sur le mystérieux incident de la veille. On avait retrouvé le corps de l’homme tué par Krisantem et les débris de la Mercedes. Officiellement, la police danoise n’avait aucune piste. Mais le consulat des USA avait été noyé de coups de téléphone furieux demandant le règlement de l’affaire. Tout cela, bien entendu, répercuté sur Malko.
On en était là. Stéphanie était passée près de Malko, provocante et superbe, au bras de Boris. Le grand amour continuait avec Otto, totalement déboussolé.
Du salon de thé en face du hall, le Père Melnik contemplait son ancien compagnon avec une infinie commisération. Dieu, aidé d’une rougeole maligne, avait permis que le prêtre soit à l’abri des tentations de la chair.
Son sacerdoce et ses différents avatars avaient donné au Père Melnik une grande habitude des âmes. Bien que n’étant pas au courant de sa fugue, il sentait celle d’Otto prête à basculer dans le soufre communiste et lubrique de la belle Stéphanie. Le malheureux Allemand était bien ferré. Boris Sevchenko avait été diaboliquement psychologue. Otto n’aurait jamais suivi Stéphanie si le Russe ne l’avait pas d’abord rendu fou de jalousie et d’amour. On s’accroche toujours à ce qui vous échappe.
Le Père Melnik poussa un gros soupir. Une fois de plus, il allait être obligé à son corps défendant de s’identifier au glaive de Dieu.
Certes, il était en paix absolue avec sa conscience ; mais il tenait également à demeurer en paix avec la justice humaine, pour profiter de la manne en dollars. Son plan était d’une simplicité biblique, et reposait entièrement sur quelqu’un en qui il avait toute confiance : lui-même.
Après avoir terminé son thé, le Père Melnik se dirigea vers l’ascenseur.
Le plus tôt serait le mieux. Chaque heure renforçait l’emprise de Stéphanie sur sa victime.
* * *
— Entrez, cria Boris Sevchenko.
Assis près de la fenêtre, il regardait l’animation du parc d’attraction de Tivoli, de l’autre côté de la rue. Il était furieux contre lui-même. La veille au soir, il avait deux fois manqué de chance, en dépit du travail magnifique de Stéphanie. Maintenant il serait obligé de tenter un coup de force, même avec l’aide de l’Allemand.
Читать дальше