Gérard de Villiers - SAS broie du noir

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Ils rirent de bon cœur tous les deux. Ann avait vidé le tiers de la bouteille de gin. Ses yeux brillaient et elle n’avait plus rien de commun avec la tigresse de l’après-midi. Elle s’étira et regarda le costume taché et déchiré de Malko.

— Je vais me changer et me laver. J’ai dit au boy de vous prêter un des costumes de mon père. Vous êtes de la même taille. A tout à l’heure.

La nuit tombait. Malko alla dans sa chambre et prit une douche. Même l’eau froide était tiède. Il n’y avait pas l’air climatisé mais un vieux ventilateur que le poids d’un moustique aurait paralysé. II s’étendit sur le lit et s’assoupit immédiatement. Son genou allait beaucoup mieux.

Des coups frappés à sa porte le réveillèrent. Il s’enveloppa dans une serviette et alla ouvrir. Le boy tueur-de-chien était là, tout sourire.

— Miss Ann want… to see mister, dit-il en mauvais anglais.

Malko passa une chemise et un pantalon et le suivit. Il était pieds nus et le guida jusqu’au premier étage. Après avoir frappé, il s’effaça pour laisser entrer Malko, puis referma et disparut.

C’était visiblement la chambre d’Ann, avec un grand lit à colonnes drapé d’une moustiquaire rose, et une petite commode en bois de santal.

Mais Ann n’était pas là.

Il s’apprêtait à ressortir, croyant à une erreur du boy quand la voix de la jeune fille l’arrêta :

— Malko, je suis là.

Une porte était entrouverte. Il la poussa et s’immobilisa sur le seuil.

Ann était étendue très gracieusement dans une baignoire vieux style, les cheveux enroulés dans une serviette, son torse menu presque hors de l’eau. La pointe de ses seins affleurait juste l’eau mousseuse. Le reste de son corps était parfaitement visible. Une lueur amusée dansait dans ses yeux. Elle tendit la main :

— Entrez, et fermez la porte.

Malko obéit. Décidément, l’Afrique réservait des surprises. Très à l’aise, Ann annonça :

— J’ai toujours aimé qu’on me frotte le dos dans mon bain. Pas vous ? Tenez, prenez ce gant de crin. Otez votre chemise, vous allez vous éclabousser.

Lentement, Malko défit les boutons de sa chemise. Quand il se pencha pour prendre le gant. Ann passa la main sur sa poitrine et murmura :

— C’est Dieu qui m’a envoyée à toi.

— Pourquoi ?

— Je lui avais demandé un bel amant.

Consciencieusement, Malko frottait la peau fine du dos de la jeune fille. Elle ferma les yeux, laissant filtrer à travers ses lèvres une sorte de ronronnement. Puis elle lui prit la main et la ramena sur sa poitrine.

— Frotte là aussi.

Où était la sauvageonne prête à le tuer ? On aurait dit que l’alcool avait fait tomber toutes les barrières. L’alcool et l’Afrique.

Il la sentit frémir sous le contact rude du gant de crin. A son tour, malgré sa fatigue et ses soucis, il avait envie d’elle. Sa main s’appesantit sur la peau délicate et Ann ouvrit les yeux.

— Viens.

Comme Malko hésitait, elle l’attrapa par sa ceinture et tira. Déséquilibré, il tomba dans la baignoire avec son pantalon.

Ann le reçut sans broncher. Il sentit ses cuisses musclées l’enserrer, l’eau gicla de tous côtés. En dépit de sa position inconfortable, Ann se démenait furieusement. Puis elle se détendit et resta un bras hors de l’eau, l’autre passé autour du torse de Malko, les yeux fermés. La serviette qui retenait ses cheveux s’était défaite et ils trempaient dans l’eau.

Malko bougea un peu et lui embrassa la commissure des lèvres. Il remarqua que sa jolie bouche était encadrée de deux plis d’amertume qui la faisaient paraître plus vieille.

Il sortit de la baignoire et retira son pantalon trempé. Ann le regardait, les yeux mi-clos,

— Tu me prends probablement pour une folle ou pour une refoulée, dit-elle doucement. Tu as peut-être raison. Mais ici, on ne vit pas comme ailleurs, on ne sait jamais si on sera vivant la semaine suivante. J’avais une amie, au Kassaï, il y a deux ans, elle a été arrêtée par une patrouille de gendarmes katangais. Elle avait mon âge. Tout ce qu’elle a pu leur dire, pour éviter d’être égorgée, en plus, c’est : « O.K. mais sans le casque et pas tous ensemble… »

» Alors, quand on a envie d’un homme, on n’attend pas qu’il vous fasse la cour trop longtemps. De toute façon, demain, nous allons partir ensemble.

— Je ne te prends pas pour une folle et je te comprends, dit Malko. Mais je voudrais bien reprendre une tenue décente. Si ton père arrivait…

— O.K.

Elle sauta de la baignoire, se drapa dans un peignoir de bain et disparut. Elle revint avec un costume de toile blanche et une chemise, qu’elle jeta sur son lit.

— Et les boys ? demanda Malko.

— Les boys ?

Elle était sincèrement surprise.

— Pour moi, ils ne comptent pas plus que les meubles. Anyway, ils pensent que toutes les Blanches sont des putains.

En un clin d’œil, elle avait passé des dessous et une robe de toile boutonnée sur le devant. Elle s’approcha de Malko et l’embrassa légèrement :

— Tu vois, nous sommes très convenables maintenant.

Le dîner s’achevait. George Whipcord n’était pas bavard. Les yeux dans le vague, il répondait par monosyllabes aux essais de conversation polie de Malko, qui se débattait vaillamment avec le poulet de brousse grillé au soja. Immangeable. Ils dînaient sur la véranda et tout autour d’eux, le domaine bruissait de mille bruits d’insectes invisibles.

Ann, très digne, entretenait une conversation faite de riens, typiquement anglo-saxonne. Quelques phalènes tournaient lentement dans le cercle lumineux.

Un boy servit du café sans goût. George Whipcord se leva et s’excusa, expliquant qu’il devait se lever très tôt. Ann et Malko s’installèrent dans les fauteuils. D’innombrables étoiles brillaient dans un ciel fabuleusement violet. A droite, on apercevait les lumignons du village des ouvriers noirs. La ferme était éclairée grâce à un groupe électrogène.

— Je suis inquiet pour Couderc, dit Malko.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Il est bizarre depuis l’accident. J’ai été le voir dans sa chambre, tout à l’heure. Il n’a pas voulu venir dîner. Il se plaint de la tête et en même temps marmonne des mots sans suite. J’ai l’impression qu’il a reçu un choc sérieux.

Ann haussa les épaules :

— Laisse-le passer une bonne nuit. Demain, il ira mieux. Et s’il est trop malade, nous le laisserons ici.

C’est vrai. Il fallait repartir, continuer. L’Afrique faisait perdre la notion du temps. Par instants, il avait l’impression d’être au Burundi depuis six mois.

— Tu veux vraiment m’accompagner ?

— Oui.

C’était sans réplique.

— Alors, nous devons partir demain matin. J’ai déjà perdu tellement de temps.

— Comme tu voudras. La Land Rover est prête. Allons nous coucher.

Beaucoup plus tard, Malko était couché dans le grand lit à colonnes, la tête d’Ann sur son épaule, lorsqu’ils entendirent un bruit de moteur.

Ann sursauta et se dressa sur son séant.

— On vole une voiture !

En un clin d’œil, elle fut habillée. Malko suivit, vêtu d’un pantalon. Ils arrivèrent pour voir des feux rouges disparaître dans le sentier. Ann courut au garage. Une des Land Rover avait disparu. Malko était déjà dans la chambre de Couderc.

Personne.

Ann et Malko se retrouvèrent dans le hall. Il y avait un vide dans le râtelier d’armes.

— Il a pris la Remington 44/45, dit Ann à voix basse. Pour la chasse à l’éléphant. Mais pourquoi ? Il faut le rattraper…

Malko posa sa main sur son bras.

— Non. Laisse. Cela ne servirait à rien. Et je crois savoir pourquoi il est parti. Viens, je vais t’expliquer.

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