— Votre analyse est excellente, dit Montel. Avez-vous d’autre chose à nous raconter ?
— Oui… Je suis certaine qu’il approuve le Programme commun de la Gauche française. A New York il m’a dit assez cruellement qu’avec le plein emploi le genre d’entreprise que je dirige risquait de disparaître et j’ai eu la certitude qu’il s’en réjouissait.
Lorsqu’il avait dit cela il ne pensait pas lui faire de la peine, ni l’inquiéter sur l’avenir de son entreprise de main-d’œuvre temporaire. Mais, évidemment il avait pu l’ulcérer sans s’en rendre compte dans sa fierté et sa satisfaction de femme d’affaires.
— C’est aussi à notre arrivée ici qu’il a essayé de me convaincre de devenir en quelque sorte sa complice.
Maxime sursauta pensant qu’elle dépassait les bornes.
— Voulez-vous nous expliquer ?
— Il me disait que le cadre avait été judicieusement choisi avec son luxe, sa douceur de vivre, ses références aux charmes de la vie sudiste d’avant la guerre de Sécession. Pour lui les serviteurs noirs n’étaient là que pour nous donner le sentiment de supériorité de notre race, nous rendre plus palpables les pouvoirs dont nous disposons et que par notre lâcheté nous acceptons de laisser se détériorer. Il disait que nous étions mis en condition et que le reste n’était fait que pour nous effrayer, nous conditionner, pour nous donner l’envie irrésistible de lutter. Les films sur les atrocités communistes, les buffles rouges, autre symbole de la sauvagerie communiste. J’ai d’ailleurs remarqué au cours de la partie de chasse qu’il lui était quasiment impossible de tirer sur ces animaux, justement parce qu’ils étaient le symbole de ce qu’il admire en secret. D’ailleurs, lorsqu’il a tiré il n’en a même pas blessé un seul.
Le regard de Maxime croisa celui de Rosario et y lut la même stupeur. Il était impossible que la jeune femme ait trouvé seule de telles subtilités.
— Mais c’est hier au soir, lorsque Hugues Harlington a sauté sur la scène pour nous avertir que des éléments subversifs s’étaient glissés parmi nous, que je l’ai vu prendre peur. Il a cherché ma main pour la serrer convulsivement.
Non, c’était faux. Leurs mains s’étaient retrouvées d’instinct sans que l’un ou l’autre en ait pris la seule initiative. Elle mentait, mentait sous la montée d’une frousse incontrôlable.
— Lorsqu’il a quitté la salle des conférences, j’ai tout de suite pensé qu’il allait essayer de fuir. Il était fortement bouleversé et a perdu alors sa prudence habituelle.
Benito Rosario n’avait pas caché ses propres inquiétudes, ses révoltes indignées. Pourquoi ne l’accusait-elle pas lui aussi ? Pourquoi concentrait-elle toute sa rage de destruction sur lui seul ? Parce qu’il était l’un des suspects et qu’elle en était une autre ? Oui, c’était une explication plausible, mais qui le déprimait. Non, qu’il eût souhaité voir l’Italien mis en cause mais cette obstination avait quelque chose de fantastique.
— Vous a-t-il fait part de ses intentions une fois rentré en Europe ?
— Pas précisément, mais je suis certaine qu’il aurait cherché par tous les moyens à nuire au Dynamic Club.
— De quelles façons ?
— Par des racontars, peut-être par des articles de journaux. Il ne les aurait pas écrits lui-même, mais aurait fourni la matière à des journalistes de l’opposition.
— Pensez-vous qu’il appartienne à l’Internationale terroriste ?
Clara Mussan hésita. Mais au point où elle en était, pourquoi se serait-elle arrêtée en si bon chemin ?
— Pas directement, dit-elle.
— Que voulez-vous dire ?
— Je sais que sa femme appartient à une formation d’extrême gauche et j’ai rapidement eu la conviction qu’elle influençait grandement son comportement dans la vie.
Il ne se souvenait pas de lui avoir parlé de Patricia. Peut-être avait-il fait quelques allusions à son sujet, mais il admettait qu’une femme aussi intuitive que Clara Mussan ait pu en retirer beaucoup plus qu’il n’en avait dit.
— Donc, en fait il travaille pour cette formation d’extrême gauche ?
— Que ce soit conscient ou non, oui certainement.
Depuis le début, il attendait en vain un signe, un clin d’œil, une intonation qui le rassurât. Pouvait-il interpréter la réserve qu’elle formulait comme une tentative de cette sorte ? Il ne le pensait pas.
— Vous avez pleinement conscience vous-même de la gravité de vos propos ? demanda Benito Rosario qui jusqu’alors n’avait pas ouvert la bouche Votre témoignage est d’une très grande gravité, vous vous en rendez compte, j’espère.
— Me prenez-vous pour une menteuse ?
— Non, mais je trouve surprenant qu’ayant été la maîtresse du suspect vous mettiez tant de hargne à l’accabler.
Clara Mussan resta impassible, déterminée.
— Je suis chargé de la défense de Maxime Carel et vous n’avez rien fait pour me faciliter la tâche.
— Tout ce que j’ai dit est la stricte vérité, répliqua Clara Mussan.
Pour Maxime tout se détraquait et maintenant il se méfiait de Rosario. Ce dernier ne lui avait-il pas tendu un piège avec ses petits messages griffonnés qu’il brûlait tout de suite après ? Pourquoi le prévenir qu’il était là pour l’aider alors que dans le même temps il participait pleinement à cette mascarade terrifiante ?
— Eh bien, madame Mussan, je vous remercie, dit Pierre Montel. Vos déclarations ont été enregistrées et vous n’aurez pas besoin de comparaître devant le comité de vigilance. Vous voilà lavée de tout soupçon et je pense que dans quelques instants vous serez libre d’aller et venir à votre guise.
— Puis-je aller dans ma chambre ? Je n’ai pas pu prendre le moindre repos depuis hier au soir.
Etait-ce l’explication que Maxime attendait ? L’avait-on interrogée, harcelée durant des heures, l’empêchant de prendre une minute de sommeil ? Mais comment dans ce cas pouvait-elle être aussi fraîche, maquillée, porteuse d’une robe que la veille elle n’avait pas revêtue ? Clara Mussan mentait cette fois.
— Je pense que vous le pouvez.
Elle quitta la pièce et Maxime fut soulagé de la voir partir. Il était certain que si Montel l’avait poussée dans ses retranchements, elle aurait pu encore parler contre lui durant des heures. Il se sentait vidé, amer, dans l’impossibilité de réagir.
— Avez-vous quelque chose à ajouter, Carel ? demanda Montel.
Il secoua lentement la tête.
— Vous reconnaissez les faits ?
Mais il continua de secouer la tête.
— Je demande la permission de m’entretenir avec mon client, dit Benito Rosario d’une voix ferme.
Lui aussi prenait goût à son rôle d’avocat. Le salaud, dire qu’il avait failli marcher dans ses combines. Désormais, il ne pouvait plus se fier à personne. Il se retrouvait seul face à une machination incroyable qui se préparait à le broyer. Il n’avait même plus l’humour de traiter cette horreur de mascarade.
— Venez, lui dit Rosario, nous allons discuter ensemble dans un autre endroit.
Il se leva machinalement et le suivit.
Tranquillement, Kovask avait rempli une douzaine de seringues hypodermiques d’une dose suffisante pour endormir pendant plusieurs heures un être vivant de quatre-vingts kilos. Même s’il ne faisait que soixante kilos, la dose ne serait pas dangereuse et l’animal dormirait quelques heures de plus simplement, mais le Commander ne pensait pas qu’il aurait à tirer sur un animal.
Ernst Cooper avait quitté le domaine à bord de sa fourgonnette Ford. Il l’avait vu passer non loin de lui et jeter des regards furtifs vers le bois où il se cachait sans se douter qu’il n’était qu’à quelques mètres de lui.
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