Aucune voiture n’est garée devant. Il est possible que Buisson ait préféré se garer derrière l’atelier, à l’abri de tout regard. Verhœven a éteint ses phares et ses yeux mettent quelques secondes à accommoder de nouveau. Le bâtiment n’a qu’un étage et toute la partie droite de sa façade est constituée d’une baie vitrée. L’ensemble paraît aussi désolé qu’à l’accoutumée. Un doute le prend tout à coup. S’est-il trompé en venant ici ? Est-ce bien là que Buisson a emmené Irène ? C’est peut-être la nuit, le silence de la forêt qui s’étend, sombre, derrière le bâtiment, mais l’endroit a un aspect terriblement menaçant. Pourquoi n’y a-t-il aucune lumière ? se demandent les deux hommes sans se parler. Ils se trouvent à une trentaine de mètres de l’entrée. Verhœven a coupé le moteur et laisse sa voiture achever silencieusement sa course. Il freine délicatement, comme s’il avait peur du bruit, saisit son arme à tâtons, sans cesser de regarder devant lui, ouvre sa portière lentement, et descend de voiture. Louis a tenté de faire la même chose mais sa portière accidentée a résisté. Lorsqu’il parvient enfin à l’ouvrir d’un coup d’épaule, elle produit un son lugubre. Les deux hommes se regardent et vont pour s’adresser la parole lorsqu’ils perçoivent un bruit feutré et régulier, saccadé. Deux bruits en fait. Camille avance lentement vers le bâtiment, son arme tendue devant lui. Louis, dans la même position, reste quelques pas derrière lui. La porte du bâtiment est fermée, rien n’évoque la moindre présence dans ce lieu. Camille lève la tête, la penche pour se concentrer sur les bruits qui augmentent et qu’il perçoit maintenant plus clairement. Il regarde Louis d’un air interrogatif mais le jeune homme a les yeux au sol, concentré sur ce bruit qu’il entend lui aussi mais qu’il ne parvient pas réellement à cerner.
Et le temps pour eux de comprendre, de mettre un mot sur ce qu’ils entendent, l’hélicoptère jaillit de la cime des arbres. Il effectue un brusque virage pour surplomber le bâtiment et des projecteurs puissants éclairent soudain, comme en plein jour, le toit de l’atelier, inondant de lumière blanche la cour de terre battue. Le bruit est assourdissant et un vent violent se lève d’un coup, soulevant la poussière qui se met à tourner en spirale comme dans un ouragan. Les grands arbres, tout autour de la cour, sont saisis d’immenses frémissements. L’hélicoptère effectue une série de rotations courtes et rapides. Instinctivement, les deux hommes se baissent, littéralement cloués au sol à une quarantaine de mètres de la maison.
Le vrombissement saccadé de l’appareil, dont les patins passent à quelques mètres à peine du toit de l’atelier, les empêche même de penser.
Le déplacement d’air est tel qu’ils ne peuvent lever les yeux et se retournent pour tenter de se protéger. Et ce qu’ils n’ont jusqu’ici qu’à peine entendu, maintenant, ils le voient. À l’autre extrémité de la route, trois énormes véhicules noirs aux vitres teintées roulent à tombeau ouvert, en file indienne, dans leur direction.
Ils avancent en une ligne parfaitement droite, indifférents aux chaos, bondissant sur les nids-de-poule sans bouger de leur trajectoire. Le premier est équipé d’un phare surpuissant qui les éblouit aussitôt.
L’hélicoptère change immédiatement de cap et vient planter ses projecteurs sur l’arrière du bâtiment et le bois environnant.
Soudain électrisé par le débarquement en force de la Brigade d’intervention, abruti par le bruit, le vent, la poussière, la lumière, Camille se retourne brusquement vers l’atelier et se met à courir à toutes jambes. Devant lui, son ombre, projetée sur le phare du premier véhicule, une dizaine de mètres derrière lui, diminue rapidement, galvanisant les dernières forces qui lui restent. Louis qui l’a suivi pendant quelques mètres a soudain disparu sur sa droite. En quelques secondes, Camille a rejoint l’entrée, sauté les quatre marches en bois vermoulu et arrivé devant la porte, sans hésiter un instant. Il tire deux balles dans la serrure, faisant exploser une large partie du vantail et le chambranle. Il pousse brutalement la porte et se précipite dans la pièce.
À peine a-t-il fait deux pas, ses pieds glissent dans un liquide visqueux et il chute lourdement sur le dos sans avoir même le temps de se retenir. Sous la force de la poussée, la porte de l’atelier a rebondi et s’est refermée derrière lui. L’atelier est un court instant plongé dans l’obscurité mais la porte a violemment heurté le chambranle et s’ouvre de nouveau, plus lentement. Le phare du premier véhicule, arrivé à la hauteur de l’entrée, éclaire d’un coup, devant Camille, une large planche posée sur deux tréteaux et sur lequel le corps d’Irène est allongé et ligoté par les mains. Sa tête est tournée vers lui, ses yeux sont ouverts, ses traits figés, ses lèvres entrouvertes. Son ventre plat présente, vu d’ici, de larges bourrelets, comme s’il avait été labouré par une roue à chenilles.
À l’instant où il ressent les vibrations violentes des rangers qui écrasent les marches de l’escalier, à l’instant où l’ombre des agents de la Brigade d’intervention obscurcit l’entrée, Camille tourne la tête sur sa droite où, dans la pénombre spasmodiquement percée par la lumière bleue d’un gyrophare, une croix semble en suspension au-dessus du sol, sur laquelle il distingue une minuscule silhouette sombre, presque informe, les bras largement écartés.
Mon cher Camille,
Un an. Un an déjà. Ici, vous le devinez, le temps n’est ni court ni long. C’est un temps sans épaisseur qui nous arrive de l’extérieur tellement amorti que parfois nous doutons qu’il continue de s’écouler pour nous comme il le fait pour les autres. D’autant que ma position a été longtemps inconfortable.
Depuis que votre adjoint, me pourchassant jusque dans le bois de Clamart, m’a tiré lâchement dans le dos, me faisant, à la moelle épinière, des dégâts irréversibles, je vis dans ce fauteuil roulant d’où je vous écris aujourd’hui.
Je m’y suis fait. Il m’arrive même parfois de bénir cette situation car elle m’apporte un confort dont la plupart de mes congénères sont privés. Je suis l’objet de plus d’attention que les autres. On ne m’impose pas les mêmes servitudes. C’est un bénéfice maigre mais vous savez, ici, tout compte.
D’ailleurs, je vais mieux qu’au début. J’ai pris mes marques, comme l’on dit. Mes jambes me refusent définitivement tout service mais tout le reste fonctionne parfaitement. Je lis, j’écris. En un mot, je vis.
Et puis, ici, petit à petit, j’ai fait ma place. Je peux même vous confier que, malgré les apparences, je suis envié. Après tous ces mois d’hôpital, j’ai finalement atterri dans cet établissement, où je suis arrivé précédé par une réputation qui m’a assuré une certaine considération. Et ce n’est pas fini.
Je ne serai pas jugé avant longtemps. Peu m’importe d’ailleurs, le verdict est déjà écrit. En fait, non, ce n’est pas vrai. J’attends beaucoup de ce procès. Malgré les tracasseries incessantes de l’administration, j’ai bon espoir que mes avocats — ces rapaces m’étranglent, vous n’imaginez pas ! — obtiennent enfin la parution de mon livre qui, précédé de tout ce qu’on a écrit sur moi, va évidemment faire grand bruit. Il est déjà promis à une gloire internationale que la survenue de mon procès va encore relancer. Comme dit mon éditeur — cette vermine — ce sera bon pour les affaires. Nous sommes déjà approchés par les gens de cinéma, c’est vous dire…
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