— Ramenez-le par là, dit Verhœven en se dirigeant vers le salon.
Louis a inspecté l’appartement en entier, la cuisine en détail, la chambre, le placard. Il ouvre maintenant les tiroirs et les portes du buffet Henri II.
Brieuc a été assis dans le canapé. Il grelotte. Fabrice est allé dans la chambre chercher la couverture du lit et la lui passe sur les épaules. Camille approche une chaise et s’assoit en face de lui. C’est la première fois que les deux hommes se regardent. Brieuc recouvre lentement ses esprits. Il s’aperçoit enfin qu’il y a là quatre hommes autour de lui, deux sont debout à le regarder d’un air qu’il trouve menaçant, un fouille les tiroirs et, devant lui, un bonhomme assis le détaille froidement. Brieuc se frotte les yeux. Et soudain, il prend peur et se lève. Camille n’a pas eu le temps faire un geste, Brieuc le bouscule et Verhœven chute lourdement sur le plancher. À peine a-t-il fait un pas dans la pièce, les deux agents ont saisi Brieuc à bras-le-corps et l’ont couché par terre, les bras repliés dans le dos. Fabrice a posé un pied sur sa nuque tandis que Bernard lui maintient les bras dans le dos, tout en force.
Louis s’est précipité vers Camille.
— Fais pas chier ! lâche Camille en faisant un vaste geste rageur, comme s’il voulait écarter une guêpe.
Il se relève en se tenant la tête et se met à genoux devant Brieuc qui, le visage écrasé au sol, a du mal à respirer.
— Maintenant, dit Camille d’une voix qui contient à peine son exaspération, je vais t’expliquer…
— J’ai… rien fait…! parvient à articuler Brieuc.
Camille pose sa main sur la joue de l’homme. Il lève les yeux vers Fabrice et lui fait un signe de tête. Le jeune homme accentue sa poussée du pied, ce qui arrache un cri à Brieuc.
— Écoute-moi bien. J’ai très peu de temps…
— Camille… dit Louis.
— Je vais t’expliquer, poursuit Camille… Je suis le commandant Verhœven. Une femme est en train de mourir.
Il retire sa main et se baisse lentement.
— Si tu ne m’aides pas, lui chuchote-t-il dans l’oreille, je vais te tuer…
— Camille… répète Louis d’une voix plus forte.
— Tu pourras te bourrer la gueule tant que tu voudras, poursuit Verhœven d’une voix très douce mais d’une densité dont on ressent les vibrations dans toute la pièce. Mais après… Quand je serai parti. Pour le moment, tu vas m’écouter et, surtout, tu vas me répondre. Est-ce que je suis clair ?
Camille ne s’en est pas rendu compte, mais Louis a fait signe à Fabrice qui a lentement dégagé son pied. Brieuc pour autant ne bouge pas. Il reste ainsi, allongé sur le sol, la joue contre le plancher. Il regarde dans les yeux le petit homme et lit dans son regard une détermination qui lui fait peur. Il fait « oui » de la tête.
— On a tout pilonné…
Brieuc a été réinstallé dans le canapé. Verhœven lui a accordé une bière dont il a vidé la moitié du contenu d’un seul trait. Requinqué, il a écouté les brèves explications de Camille. Il n’a pas tout compris mais il a opiné de la tête comme s’il comprenait et pour Verhœven, c’est largement suffisant. Ils cherchent un bouquin, se dit-il. C’est tout ce qu’il a compris. Bilban. Il y a été magasinier pendant quoi ? Il n’a plus réellement la notion du temps. C’était il y a longtemps. Quand l’entreprise a fermé ? Qu’est-ce qu’on a fait des stocks ? On lit dans le visage de Brieuc qu’il se demande quelle importance peut bien avoir maintenant le stock de ces bouquins de merde. Quelle urgence, surtout. Et ce qu’il vient foutre là-dedans, lui… Il a beau essayer de se concentrer, il ne parvient pas à mettre les choses bout à bout.
Verhœven n’explique rien. Il reste centré sur les faits. Ne pas laisser l’esprit de Brieuc s’envoler vers de nouveaux horizons embrumés. « S’il cherche à comprendre, il va nous faire perdre du temps », se dit-il. Les faits. Où sont aujourd’hui ces bouquins ?
— On a pilonné tout le stock, je vous jure. Vous vouliez qu’on en fasse quoi ? C’étaient des trucs nuls.
Brieuc lève le bras pour finir sa bière mais Verhœven l’arrête d’un geste précis.
— Tout à l’heure !
Brieuc, du regard, cherche du réconfort mais rencontre le visage fermé des trois autres. Il prend peur de nouveau et se met à trembler.
— Calme-toi, dit Verhœven sans bouger. Ne me fais pas perdre du temps…
— Mais je vous ai dit…
— Oui, j’ai compris. Mais on ne pilonne jamais tout. Jamais. On a des stocks un peu partout, on a fait des dépôts qui reviennent après le pilonnage… Souviens-toi.
— On a tout pilonné… répète Brieuc stupidement en regardant la canette de bière qui tremble dans sa main.
— Bon, dit Verhœven soudain las.
Il regarde sa montre. 1 h 20 du matin. Il a soudain froid dans la pièce et regarde les fenêtres qui sont restées grandes ouvertes. Il pose ses mains sur ses genoux et se lève.
— On n’en tirera rien de plus. Allez, on s’en va.
Louis penche la tête, manière de dire que c’est effectivement ce qu’il y a de mieux à faire. Tout le monde arrive sur le palier. Fabrice et Bernard descendent en premier, repoussant calmement les quelques voisins montés aux nouvelles. Verhœven se frotte de nouveau la tête. Il sent qu’en quelques minutes l’hématome a gonflé. Il revient dans l’appartement dont la porte est restée ouverte. Brieuc est toujours assis dans la même position sa canette dans les mains, les coudes sur les genoux, l’air hébété. Camille passe à la salle de bains, monte sur la poubelle pour se regarder dans la glace. C’est un bon coup, sur le côté du crâne, bien rond et qui commence à bleuir. Il pose un doigt dessus, fait couler l’eau froide et se frotte avec.
— Je suis plus certain…
Verhœven se retourne brusquement. Brieuc est dans l’encadrement de la porte, pitoyable dans son caleçon mouillé, avec sa couverture écossaise sur le dos, comme un réfugié d’une catastrophe.
— Je crois que j’en ai ramené quelques cartons pour mon fils. Il ne les a jamais pris. Ça doit être à la cave, si vous voulez jeter un œil…
La voiture roule beaucoup trop vite. C’est Louis qui est au volant, cette fois. Dans les embardées incessantes, les accélérations brusques, les coups de frein, sans compter le bruit assourdissant des sirènes, Verhœven ne parvient pas à lire. Il se tient de la main droite à la portière, tente sans arrêt de lâcher prise pour tourner les pages mais se trouve aussitôt projeté en avant ou sur le côté. Il attrape des mots, le texte danse sous ses yeux. Il n’a pas eu le temps de mettre ses lunettes et tout lui apparaît flou. Il faudrait pouvoir lire quasiment à bout de bras. Après quelques minutes de ce combat sans espoir, il renonce. Il tient alors le livre serré sur ses genoux. La couverture montre une femme, jeune, blonde. Elle est allongée sur ce qui semble un lit. Son corsage entrouvert laisse voir la naissance de seins volumineux et le début d’un ventre rond. Ses bras sont tendus le long de son cou comme si elle était attachée. Effrayée, la bouche grande ouverte, elle hurle en roulant des yeux de folle. Verhœven lâche la poignée un instant et retourne le livre. La quatrième de couverture est imprimée en blanc sur noir.
Il ne parvient pas à distinguer les caractères, trop petits. La voiture fait un brusque virage sur la droite et entre dans la cour de la Brigade. Louis serre le frein à main d’un geste violent, arrache le livre des mains de Verhœven et court devant lui, vers l’escalier.
La photocopieuse a craché des centaines de pages pendant de très longues minutes et Louis revient enfin dans la salle avec quatre copies, serrées dans des chemises vertes, toutes identiques, pendant que Camille fait les cent pas dans la salle.
Читать дальше