Pierre Lemaitre - Travail soigné

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Dès le premier meurtre, épouvantable et déroutant, Camille Verhœven comprend que cette affaire ne ressemblera à aucune autre. Et il a raison. D’autres crimes se révèlent, horribles, gratuits… La presse, le juge, le préfet se déchaînent bientôt contre la « méthode Verhœven ».
Policier atypique, le commandant Verhœven ne craint pas les affaires hors normes mais celle-ci va le placer totalement seul face à un assassin qui semble avoir tout prévu. Jusque dans le moindre détail. Jusqu’à la vie même de Camille qui n’échappera pas au spectacle terrible que le tueur a pris tant de soin à organiser, dans les règles de l’art…
Prix Cognac, 2006.

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Camille distingua un bruit de pas, des chuchotements puis une voix plus jeune et plus claire.

— Vous êtes Sylvain ?

— Oui.

— Commandant Verhœven, Brigade criminelle. Je suis avec votre professeur, M. Ballanger. Vous avez participé à une recherche pour nous, vous vous souvenez…

— Oui… c’était à pr…

— Vous lui avez signalé un livre qu’il ne connaissait pas, qui vous semblait en rapport avec une affaire… Un nommé Hub, ou Chub, vous vous souvenez ?

— Oui, je m’en souviens.

Camille jeta un regard sur le dossier. Le garçon habitait Villeparisis. Même en allant vite… Il consulta sa montre.

— Vous avez ce livre ? demanda-t-il. Vous l’avez ?

— Non, c’est un vieux bouquin, j’ai seulement cru me rappeler…

— Vous rappeler quoi ?

— La situation… Je ne sais pas moi, ça m’a dit quelque chose…

— Écoutez-moi bien, Sylvain. Une femme enceinte a été enlevée. Cet après-midi. A Paris. Nous devons absolument la retrouver avant… Il est possible que cette femme soit… Je veux dire… C’est ma femme.

Avoir dit ces mots… Camille avala sa salive avec difficulté.

— Il me faut ce livre. Tout de suite.

Le jeune homme, au téléphone, laissa passer un court instant.

— Je ne l’ai pas, dit-il enfin d’une voix calme. C’est un livre que j’ai lu il y a au moins dix ans. Le titre, j’en suis certain : Le Tueur de l’ombre, l’auteur aussi. Philip Chub. L’éditeur, je ne sais pas. Je cherche… je ne me souviens pas. Je revois la couverture, c’est tout.

— Et qu’est-ce qu’il y a sur la couverture ?

— Vous savez, c’était le genre de livre avec des illustrations… grandiloquentes : des femmes apeurées en train de hurler… avec l’ombre d’un homme en chapeau au-dessus d’elle, ce genre de truc…

— La situation ?

— Un homme enlève une femme enceinte, ça j’en suis sûr. Ça m’avait frappé parce que ça tranchait avec ce que je lisais à l’époque. C’était assez horrible mais je ne me souviens pas des détails.

— Le lieu ?

— Un entrepôt, je crois, quelque chose comme ça.

— Un entrepôt comment ? Où ?

— Honnêtement, je ne me souviens plus. Un entrepôt, je suis certain…

— Qu’avez-vous fait du livre ?

— Nous avons déménagé trois fois en dix ans. Je suis incapable de vous dire où il est passé.

— Et pour l’éditeur ?

— J’en sais rien.

— Je vais vous envoyer quelqu’un tout de suite, vous allez lui dire tout ce dont vous vous souvenez, vous comprenez ?

— Oui… Je crois.

— En parlant, vous allez peut-être vous souvenir d’autres choses, des détails qui peuvent nous aider. Tout peut avoir de l’importance. En attendant, vous restez chez vous, près du téléphone. Essayez de vous souvenir de ce livre, le moment où vous l’avez lu, l’endroit où vous étiez, ce que vous faisiez à cette époque-là. Parfois, ça aide à se souvenir. Prenez des notes, mon adjoint va vous donner plusieurs numéros de téléphone. Si vous vous souvenez de quelque chose, n’importe quoi, vous appelez immédiatement, vous m’entendez ?

— Oui.

— Bien, conclut Camille puis, avant d’échanger son téléphone avec celui que Louis avait en main, il ajouta :

— Sylvain ?

— Oui ?

— Je vous remercie… Essayez de vous souvenir… C’est très important.

Camille appela Crest et lui demanda de se rendre à Villeparisis.

— Ce garçon a l’air intelligent. Et coopératif. Il faut le mettre en confiance pour qu’il se souvienne. Des choses peuvent lui revenir. J’aimerais que ce soit vous.

— J’y vais tout de suite, dit Crest calmement.

— Louis va vous rappeler sur une autre ligne pour vous donner l’adresse et vous trouver un véhicule avec un bon chauffeur.

Camille recomposa aussitôt un numéro.

— Je sais, monsieur Lesage, que vous ne devez pas avoir très envie de nous aider…

— Effectivement. Si c’est pour de l’aide, il va falloir vous adresser ailleurs.

Louis s’était retourné et regardait Camille en penchant la tête, comme s’il essayait de discerner un changement dans son visage.

— Écoutez, reprit Camille. Mon épouse est enceinte de huit mois et demi.

Sa voix se cassa. Il avala sa salive.

— Elle a été enlevée, à notre domicile, cet après-midi. C’est lui, vous comprenez, c’est lui… Je dois la retrouver.

Il y eut un long silence sur la ligne.

— Il va la tuer, dit Camille. Il va la tuer…

Et cette évidence, qu’il remuait pourtant depuis des heures, lui apparut alors, peut-être pour la première fois, comme une réalité tangible, comme une certitude si réaliste, qu’il faillit lâcher le téléphone et dut s’appuyer d’une main contre le mur.

Louis ne bougeait toujours pas et dévisageait Camille, semblant regarder à travers lui, comme s’il était transparent. Son regard était figé, ses lèvres tremblaient.

— Monsieur Lesage… articula enfin Camille.

— Qu’est-ce que je peux faire ? demanda le libraire d’une voix un peu mécanique.

Camille ferma les yeux de soulagement.

— Un livre. Le Tueur de l’ombre . Philip Chub.

Pendant ce temps, Louis s’était retourné vers Ballanger.

— Vous avez un dictionnaire d’anglais ? demanda-t-il d’une voix blanche.

Ballanger se leva et se dirigea vers Louis, le contourna et se planta devant un rayonnage.

— Je connais ce livre, oui, il est ancien, lâcha enfin Lesage. Il a dû être édité dans les années 70 ou 80, fin des années 70. Chez Bilban. C’est un éditeur qui a disparu en 85. Son catalogue n’a pas été repris.

Louis avait posé sur le bureau et ouvert le Harrap’s que Ballanger venait de lui remettre. Il se retourna vers Camille, livide.

Camille le regarda fixement et sentit son cœur cogner violemment dans sa poitrine.

Mécaniquement, il demanda :

— Ce livre, vous ne l’avez pas, par hasard ?

— Non, je suis en train de vérifier… Non, je ne crois pas…

Louis tourna la tête vers le dictionnaire puis vers Camille de nouveau. Ses lèvres prononcèrent un mot que Camille ne comprit pas.

— Où peut-on le trouver ?

— Avec ce genre d’ouvrages, c’est le plus difficile. Ce sont des collections sans valeur, et même des livres sans valeur. Il n’y a pas grand monde pour vouloir les conserver. On les trouve le plus souvent par hasard. Il faut de la chance.

Sans quitter des yeux son adjoint, Camille ajouta :

— Vous pensez pouvoir le trouver ?

— Je jetterai un œil demain…

Lesage comprit instantanément à quel point cette phrase était décalée.

— Je… je vais voir ce que je peux faire.

— Je vous remercie, conclut Camille. Puis, le téléphone à bout de bras, il dit :

— Louis…?

— Chub…, articula Louis. En anglais, c’est un poisson.

Camille le fixait toujours.

— Et…?

— En français… c’est un chevesne.

Camille ouvrit la bouche et lâcha le téléphone qui tomba au sol avec un bruit métallique.

— Philippe Buisson de Chevesne, dit Louis. Le journaliste du Matin .

Camille se retourna d’un coup et regarda Maleval.

— Jean-Claude, qu’est-ce que tu as fait…

Maleval dodelinait de la tête, les yeux au plafond, embués de larmes.

— Je ne savais pas… je ne savais pas…

18

Les voitures arrêtées devant l’immeuble du boulevard Richard Lenoir, les trois hommes grimpèrent les étages quatre à quatre, Maleval, le plus grand, précédant Louis et Camille de plusieurs marches.

Camille passa la tête au-dessus de la rambarde mais ne vit rien d’autre que les paliers qui, du deuxième au cinquième, s’alignaient en spirale jusqu’au sommet de l’immeuble. Lorsqu’il déboucha devant la porte grande ouverte dont Maleval avait fait sauter la serrure d’un coup de pistolet, il vit un vestibule plongé dans la pénombre qu’éclairait de manière diffuse une lampe allumée un peu plus loin sur la droite. Tirant à son tour son arme, Camille s’avança lentement. Sur sa droite, dans le couloir, il aperçut le dos de Louis qui marchait prudemment le long des portes, dos au mur. Sur sa gauche, Maleval disparut dans une pièce qui devait être la cuisine et réapparut aussitôt, le regard aiguisé. Camille, en silence, lui fit signe de protéger Louis qui ouvrait, une à une, chaque porte d’une violente poussée et se replaçait immédiatement à l’abri contre le mur. Maleval avança rapidement vers lui. Camille se trouvait sur le seuil du salon qui faisait face à la porte d’entrée. Il s’avança, regardant rapidement de droite et de gauche. Il eut la brusque certitude que l’appartement était vide.

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