— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Ce n’est pas un délirant, c’est seulement un pervers. Il joue, pour vous, au grand psychotique, quelqu’un qui ne ferait plus la différence entre le réel et le virtuel, c’est-à-dire, ici, entre la littérature et la réalité mais je crois que c’est une ruse de plus. Je ne sais pas pourquoi il le fait. Il n’est pas ce qu’il écrit dans ses lettres. Il joue à vous le faire croire, c’est tout autre chose.
— Dans quel but ? demanda Louis.
— Je n’en sais rien. Sa longue réflexion sur les besoins de l’humanité, la transfiguration du réel… c’est tellement étudié que c’en est caricatural ! Il n’écrit pas ce qu’il pense. Il fait semblant de le penser. Je ne sais pas pourquoi.
— Pour brouiller les pistes ? demanda Le Guen.
— Peut-être, oui. Peut-être pour une raison supérieure.
— C’est-à-dire ? demanda Camille.
— Parce que ça fait partie de son projet.
On redistribua les dossiers de toutes les affaires en cours. Deux hommes par dossier. Mission : tout reprendre depuis le début, tous les indices, tous les recoupements ; on redistribua les tables. À 21 h 45, les services techniques installèrent quatre nouvelles lignes téléphoniques, trois postes informatiques supplémentaires que Cob mit aussitôt en réseau afin que chaque ordinateur puisse interroger la banque de données dans laquelle il avait regroupé tous les éléments disponibles. La salle se mit à bruisser, chaque équipe interrogeant, questionnant sans cesse les collaborateurs de Camille chaque fois qu’un détail nouveau apparaissait.
Camille, de son côté, en compagnie de Le Guen et de Louis, tous trois plantés devant le grand tableau de liège, reprit les synthèses, une à une, regardant sa montre avec fébrilité. Irène avait maintenant disparu depuis près de cinq heures et il ne faisait mystère pour personne que chaque minute allait compter double, qu’un compte à rebours s’égrenait inexorablement, dont personne ne connaissait le terme.
Sur la demande de Camille, Louis dressa, sur un tableau papier, la liste de tous les lieux (Fontainebleau — Corbeil — Paris — Glasgow — Tremblay — Courbevoie), puis la liste de toutes les victimes (Maryse Perrin — Alice Hedges — Grâce Hobson — Manuela Constanza — Évelyne Rouvray — Josiane Debeuf), puis celle de toutes les dates (7 juillet 2000 — 24 août 2000 — 10 juillet 2001 — 21 novembre 2001 — 11 avril 2003). Les trois hommes se plantaient devant chaque nouvel état, cherchant désespérément des correspondances, échangeant des hypothèses qui ne menaient à rien. Le D rCrest, silencieux, assis en retrait, souligna que la logique du Romancier était littéraire et qu’il valait peut-être mieux repartir des œuvres copiées dont Louis dressa aussitôt la liste (Le Crime d’Orcival — Roseanna — Laidlaw — Le Dahlia noir — American Psycho) sans plus de résultat.
— Ça n’est pas là-dedans, souligna Le Guen. Ça, ce sont les œuvres qu’il a réalisées. On n’en est plus là.
— Non, confirma Camille, on est à celle d’après, mais laquelle ?
Louis alla chercher la liste Ballanger, passa à la photocopie, agrandit chaque page au format A3 et punaisa le tout sur les murs.
— Ça fait beaucoup de livres… commenta Crest.
— Beaucoup trop, oui… dit Camille. Il doit pourtant y en avoir un, parmi ceux-là… ou pas… qui…
Camille resta un instant concentré sur cette idée.
— Dans lequel il est question d’une femme enceinte, Louis ?
— Il n’y en a pas, répondit Louis en reprenant la liste des résumés.
— Si, Louis, il y en a une !
— Je n’en vois pas…
— Si, merde ! dit Camille rageusement en lui prenant la liste des mains. Il y en a une.
Il consulta rapidement le document et le rendit à Louis.
— Pas dans cette liste-là, Louis, c’est dans l’autre.
Louis regarda Camille fixement.
— Je l’avais oublié, oui…
Il courut à sa table et exhuma la première liste de Cob. Louis, de sa belle écriture élégante, avait apposé plusieurs notes qu’il repassa rapidement du regard.
— C’est là, dit-il enfin en lui tendant la feuille.
En lisant les notes de Louis, Camille se souvint très clairement de sa conversation avec le professeur Ballanger : « Un de mes étudiants… votre affaire de mars 1998, l’histoire de cette femme éventrée dans un entrepôt… un livre que je ne connais pas… Le Tueur de l’ombre… Inconnu au bataillon. »
Pendant ce temps, Louis avait affiché le tableau sur lequel il avait consigné les affaires suspectes dont les éléments avaient été remis à Ballanger.
— Oui, je sais qu’il est tard, monsieur Ballanger…
Il se retourna discrètement et présenta la situation rapidement, à voix basse.
— Je vous le passe, oui… dit-il enfin en tendant le téléphone à Camille.
Camille, en quelques mots, lui remémora leur conversation.
— Oui, mais je vous l’ai dit, je ne connais pas ce livre. Lui-même, d’ailleurs, n’était pas certain, c’était une idée comme ça… Rien ne prouve…
— Monsieur Ballanger ! Il me faut ce livre. Tout de suite. Votre étudiant, il habite où ?
— Je n’en sais rien… Il faudrait que je consulte le fichier des étudiants, c’est à mon bureau.
— Maleval ! appela Camille sans même répondre à Ballanger. Tu prends une voiture, tu vas chercher M. Ballanger, tu le conduis à l’université, je vous rejoins là-bas.
Avant même que Camille ait repris le professeur au téléphone, Maleval courait vers la porte de sortie.
Cob avait déjà extrait une trentaine d’adresses pertinentes qu’Élisabeth et Armand situaient sur des cartes de la région parisienne. Chaque adresse, chaque lieu, avec les détails que Cob parvenait à obtenir sur chaque entrepôt étaient examinés avec soin. On fit deux listes. La première, prioritaire, des entrepôts les plus isolés, semblant inutilisés depuis le plus longtemps, la seconde, de ceux qui présentaient moins de caractéristiques intéressantes mais restaient pertinents par rapport à la recherche.
— Armand, Mehdi, vous reprenez le travail de Cob, décida Camille. Élisabeth, tu constitues des équipes, on visite immédiatement tous les lieux. Tu commences par les plus proches : Paris, d’abord, s’il y en a, ensuite la banlieue, par cercles concentriques. Cob, tu me cherches un bouquin. Hub, Chub, quelque chose comme ça. Le Tueur de l’ombre . Un bouquin ancien. Je n’ai rien d’autre. Je vais à l’université. Tu me joins sur mon portable. Allez, Louis, on y va.
17
— Cob. Je ne trouve rien…
— C’est impossible ! hurla Camille.
— Camille ! J’ai lancé une requête qui interroge 211 moteurs de recherche ! Tu es sûr de tes références ?
— Attends, je te passe Louis, tu restes en ligne.
Seuls deux réverbères sur cinq diffusaient sur la façade de l’université une lumière jaune et pâle qui échouait aux pieds du professeur Ballanger. Semblant lui-même sortir de la nuit, il venait de tendre à Camille un dossier universitaire d’un nommé Sylvain Guignard, son doigt posé sur la case où figurait son numéro de téléphone personnel. Camille attrapa le portable de Louis et composa le numéro. Une voix embrumée articula un « Allô » sourd.
— Sylvain Guignard ?
— Non, c’est son père… Dites donc, vous savez l’heure qu’il est ?
— Commandant Verhœven, Brigade criminelle. Vous me passez votre fils immédiatement.
— Qui ça…?
Camille répéta plus calmement et ajouta :
— Allez me chercher votre fils immédiatement, monsieur Guignard. Immédiatement !
— Bon, bah…
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