Il leva la tête vers la façade. Immeuble haussmannien en pierre de taille haut de gamme, balcons sculptés. L’appartement couvrait les six fenêtres de l’étage. Grosse fortune Heller-Deville, très grosse fortune. Adamsberg se demanda pourquoi, si tant est qu’il avait besoin de travailler, Damas n’avait pas ouvert une boutique luxueuse au lieu de ce rez-de-chaussée sombre et encombré du Roll-Rider.
Alors qu’il attendait dans l’ombre, indécis, il vit la porte cochère s’ouvrir. Marie-Belle sortit au bras d’un homme assez petit, et fit quelques pas avec lui sur le trottoir désert. Elle lui parlait, agitée, impatiente. Son amant, pensa Adamsberg. Une querelle d’amoureux, à cause de Damas. Il s’approcha doucement. Il les distinguait bien dans la lumière des réverbères, deux têtes blondes et fines. L’homme se retourna pour répondre à Marie-Belle et Adamsberg l’aperçut de face. Un assez joli type, un peu fade, sans sourcils, mais délicat. Marie-Belle lui serra fort le bras puis l’embrassa sur les deux joues avant de le quitter.
Adamsberg regarda la porte de l’immeuble se refermer sur elle et le jeune homme s’en aller au long du trottoir. Non, pas son amant. On n’embrasse pas son amant sur les joues, si rapidement. Quelqu’un d’autre alors, un ami. Adamsberg suivit des yeux la silhouette du jeune homme qui s’éloignait puis traversa pour monter chez Marie-Belle. Elle n’était pas malade. Elle était en rendez-vous. Avec on ne sait qui.
Avec son frère.
Adamsberg s’immobilisa, la main sur la porte de l’immeuble. Son frère. Son jeune frère. Les mêmes cheveux blonds, les mêmes sourcils faibles, le même sourire pincé. Marie-Belle en mou, en terne. Le jeune frère de Romorantin qui avait si peur de Paris. Mais qui était à Paris. Adamsberg réalisa à cette seconde qu’il n’avait pas noté un seul appel vers Romorantin, Loir-et-Cher, sur les relevés de Damas. Or sa sœur était censée l’appeler régulièrement. Le petit n’était pas débrouillard, le petit voulait des nouvelles.
Mais le petit était à Paris. Le troisième descendant Journot.
Adamsberg prit la rue de la Convention au pas de course. Elle était longue et il voyait le jeune Heller-Deville de loin. À trente mètres de lui, il ralentit le pas et le suivit dans l’ombre. Le jeune homme jetait de fréquents regards sur la chaussée, comme cherchant un taxi. Adamsberg s’enfonça sous un porche pour appeler une voiture. Puis il rangea l’appareil dans sa poche intérieure, le reprit et le regarda. Dans l’œil mort du téléphone, il comprit que Camille n’appellerait pas. Cinq ans, dix ans, toujours peut-être. Bien, tant pis, c’était égal.
Il chassa cette pensée et reprit Heller-Deville en chasse. Heller-Deville le jeune, le deuxième homme, celui qui allait achever l’œuvre de peste à présent que l’aîné et la Mané étaient en détention. Et ni Damas ni Clémentine ne doutaient une seconde que le relais était pris. La puissance de l’épopée familiale opérait. On savait se serrer les coudes, chez les descendants Journot, et on ne tolérait pas la souillure. On était les maîtres et non pas les martyrs. Et on lavait l’affront dans le sang de la peste. Marie-Belle venait de passer la main au benjamin des Journot. Damas en avait tué cinq, celui-là en tuerait trois.
Pas question de le perdre, pas question de l’effrayer. La filature se compliquait du fait que le jeune homme se retournait sans cesse vers la chaussée et Adamsberg aussi, de crainte de voir déboucher un taxi, qu’il n’était pas certain de pouvoir bloquer sans donner l’alerte. Adamsberg repéra une voiture qui s’avançait lentement en codes, une voiture beige qu’il reconnut aussitôt pour un véhicule de la Brigade. Elle roula jusqu’à sa hauteur et Adamsberg fit discrètement signe au conducteur de ralentir, sans tourner la tête.
Quatre minutes plus tard, parvenu au carrefour Félix Faure, le jeune Heller-Deville leva le bras et un taxi s’arrêta le long du trottoir. Adamsberg, trente mètres derrière lui, sauta dans la voiture beige.
— Derrière le taxi, souffla-t-il en fermant doucement la portière.
— J’avais compris, répondit le lieutenant Violette Retancourt, la femme lourde et massive qui l’avait interpellé brutalement lors de la première réunion d’urgence.
À ses côtés, Adamsberg reconnut le jeune Estalère aux yeux verts.
— Retancourt, annonça la femme.
— Estalère, dit le jeune homme.
— Suivez-le doucement, pas de fausse manœuvre, Retancourt. Je tiens à ce type comme à la prunelle de mes yeux.
— Qui est-ce ?
— Le deuxième homme, un arrière-petit-fils Journot, un petit maître. C’est lui qui s’apprête à châtier un tortionnaire à Troyes, un autre à Châtellerault, et Kévin Roubaud à Paris, dès qu’on l’aura relâché.
— Des fumiers, dit Retancourt. Je ne vais pas les pleurer.
— On ne peut pas les regarder se faire étrangler en jouant aux cartes, lieutenant, dit Adamsberg.
— Pourquoi pas ? dit Retancourt.
— Ils ne s’en tireront pas, croyez-moi. Si je ne me trompe pas, les Journot-Heller-Deville opèrent dans un sens ascendant, du moindre au pire. J’ai l’impression qu’ils ont commencé leur massacre par un des moins cruels de la bande et qu’ils vont l’achever avec le roi des salopards. Parce que peu à peu, les membres du commando ont compris, comme Sylvain Marmot, comme Kévin Roubaud, que leur ancienne victime était revenue. Les trois derniers savent, ils attendent, et ils crèvent de peur. Cela ajoute à la vengeance. Tournez à gauche, Retancourt.
— J’ai vu.
— Logiquement, le dernier de la liste devrait donc être le commanditaire du supplice. Un physicien, secteur industrie aéronautique, nécessairement, capable de piger tout l’intérêt du procédé découvert par Damas. Il ne doit pas en exister des milliers à Troyes ou à Châtellerault. J’ai lancé Danglard là-dessus. Celui-là, on a des chances de le trouver.
— Il n’y a qu’à laisser le jeune homme nous conduire jusqu’à lui.
— C’est risqué, Retancourt, le jeu de la chèvre. Tant qu’on dispose d’autres moyens, je préfère l’éviter.
— Où est-ce qu’il nous mène, le jeune ? On file droit au nord.
— Chez lui, dans un hôtel ou une chambre louée. Il a pris ses ordres et il va dormir. La nuit sera calme. Il ne va pas se faire conduire en taxi à Troyes on à Châtellerault. Tout ce qui nous intéresse ce soir, c’est l’adresse de sa planque. Mais il va décoller dès demain. Il doit agir au plus vite.
— Et la sœur ?
— On sait où elle est la sœur, et on la surveille. Damas lui a confié tous les détails pour qu’elle puisse les repasser au petit frère en cas d’accroc. Ce qui compte pour eux, lieutenant, c’est de terminer le boulot. Ils n’ont que ça à la bouche. Terminer le boulot. Parce qu’un Journot ne connaît pas l’échec, depuis 1914, et il ne doit pas le connaître.
Estalère siffla entre ses dents.
— Alors moi, dit-il, je ne suis pas un Journot. J’en suis sûr, maintenant.
— Moi non plus, dit Adamsberg.
— On approche de la gare du Nord, dit Retancourt. Et s’il prenait le train dès ce soir ?
— Il est trop tard. Et il n’a même pas un sac avec lui.
— Il peut voyager léger.
— Et la peinture noire, lieutenant ? Les outils de serrurier ? L’enveloppe à puces ? Le gaz lacrymogène ? Le lacet ? Le charbon de bois ? Il ne peut pas glisser tout cela dans sa poche arrière.
— Ça veut dire que le jeune frère en tâte aussi en serrurerie.
— Sûrement. À moins qu’il n’attire sa victime au-dehors, comme pour Viard et Clerc.
— Pas si simple, dit Estalère, si les victimes sont à présent sur leurs gardes. Et d’après vous, elles le sont.
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