— Je ne suis plus en odeur de sainteté sur la place. Je suis le traître, Danglard. Ils parleront plus facilement à des officiers qu’ils ne connaissent pas.
— Vu, dit Danglard. On aurait pu le chercher longtemps, ce point commun. Une rencontre, un rade, un soir, des gars qui ne se connaissaient même pas. Coup de chance que ce Roubaud ait paniqué.
— Il y a de quoi, Danglard.
Adamsberg sortit son portable et le regarda dans les yeux. À force de l’adjurer en silence de sonner, de bouger, de faire quelque chose d’intéressant il finissait par confondre l’appareil avec une projection de Camille elle-même. Il lui parlait, il lui racontait la vie, comme si Camille pouvait l’entendre aisément. Mais comme disait Bertin justement, ça ne donne pas que des satisfactions, ces trucs-là, et Camille ne sortait pas du portable comme le génie de la lampe. Et si ça se trouve, ça lui était égal. Il le déposa délicatement par terre, pour ne pas lui faire mal, et il se rallongea une heure et demie pour dormir.
Danglard l’éveilla avec le relevé des appels téléphoniques de Damas. Les interrogatoires sur la place ne donnaient pas grand-chose. Eva était soudée comme une huître, Marie-Belle fondait en sanglots à tout bout de champ, Decambrais faisait la gueule, Lizbeth insultait et Bertin s’exprimait par monosyllabes, toute défiance normande revenue. De tout cela, il ressortait quand même que Damas ne quittait pour ainsi dire pas la place et passait toutes ses soirées à écouter Lizbeth au cabaret, sans s’y lier avec personne. On ne lui connaissait pas d’ami et il passait le dimanche avec sa sœur.
Adamsberg dépouilla la liste des appels téléphoniques à la recherche d’un numéro récurrent. Si complice il y avait, Damas était nécessairement en contact suivi avec lui, tant le calendrier complexe des 4, des puces et des meurtres était serré. Mais Damas téléphonait exceptionnellement peu. De chez lui, on notait des appels vers la boutique, sans doute donnés par Marie-Belle à Damas, et de la boutique, une liste très réduite et de rares répétitions. Adamsberg contrôla les quatre numéros qui revenaient un peu régulièrement, tous des fournisseurs de planches, de roulements et de casques de sport. Adamsberg repoussa les relevés sur un coin de sa table.
Damas n’était pas un con. Damas était un surdoué qui jouait à vider son regard. Ça aussi, il l’avait préparé en taule, et après. Tout préparé depuis sept années. S’il avait un complice, il n’allait pas risquer de le faire découvrir en le contactant de chez lui. Adamsberg appela l’agence du 14ème arrondissement pour demander le relevé des appels passés depuis la cabine publique de la rue de la Gaîté. Le fax sortit de son appareil vingt minutes plus tard. Depuis l’expansion des portables, l’usage des cabines était tombé en chute libre et Adamsberg eut à éplucher une liste assez légère. Il y releva onze numéros à répétition.
— Je vous les décode, si vous voulez, proposa Danglard.
— Celui-là d’abord, dit Adamsberg en posant le doigt sur un numéro. Celui-là, dans le 92, les Hauts-de-Seine.
— Je peux savoir ? demanda Danglard en partant interroger son écran.
— Banlieue nord, c’est la nôtre. Avec de la chance, on tombe à Clichy.
— Ça ne serait pas plus prudent de contrôler les autres ?
— Ils ne vont pas s’envoler.
Danglard pianota quelques instants en silence.
— Clichy, annonça-t-il.
— Dans le mille. Le foyer de la peste de 1920. C’est dans sa famille, c’est son fantôme. Et c’est là qu’il vivait, probable. Vite, Danglard, le nom, l’adresse.
— Clémentine Courbet, 22, rue Hauptoul.
— Cherchez à l’Identité.
Danglard travailla le clavier pendant qu’Adamsberg marchait dans la salle, en cherchant à éviter le chaton qui jouait avec un fil qui pendait du bas de son pantalon.
— Clémentine Courbet, née Journot, à Clichy, épouse Jean Courbet.
— Quoi d’autre ?
— Laissez tomber, commissaire. Elle a quatre-vingt-six ans. C’est une vieille dame, laissez tomber.
Adamsberg fit la moue.
— Quoi d’autre ? insista Adamsberg.
— Elle a eu une fille, née en 42 à Clichy, énonça mécaniquement Danglard, Roseline Courbet.
— Tenez bon sur cette Roseline.
Adamsberg ramassa la boule et la colla dans le panier. Elle en ressortit aussitôt.
— Roseline, née Courbet, épouse Heller-Deville, Antoine. Danglard regarda Adamsberg sans rien dire.
— Ils ont eu un fils ? Arnaud ?
— Arnaud Damas, confirma Danglard.
— Sa grand-mère, dit Adamsberg. Il appelle sa grand-mère en douce de la cabine publique. Les parents de cette grand-mère, Danglard ?
— Morts. On ne va pas remonter jusqu’au Moyen Age.
— Leurs noms ?
Les touches du clavier cliquetèrent rapidement.
— Émile Journot et Célestine Davelle, nés à Clichy, cité Hauptoul.
— Les voilà, murmura Adamsberg, les vainqueurs de la peste. La grand-mère de Damas avait six ans pendant l’épidémie.
Il décrocha le poste de Danglard et composa le numéro de Vandoosler.
— Marc Vandoosler ? Ici Adamsberg.
— Une seconde, commissaire, dit Marc, je pose mon fer.
— La cité Hauptoul, à Clichy, ça vous dit quelque chose ?
— Hauptoul, c’était le cœur de l’épidémie, les baraquements des chiffonniers. Vous avez une spéciale qui en parle ?
— Non, une adresse.
— La cité est rasée depuis longtemps, remplacée par des ruelles et des maisons pauvres.
— Merci, Vandoosler. Adamsberg raccrocha lentement.
— Deux hommes, Danglard. On fonce là-bas.
— Quatre ? Pour une vieille femme ?
— A quatre. On passe chez le juge prendre un mandat.
— Quand est-ce qu’on bouffe ?
— En route.
Ils remontèrent une vieille allée bordée d’ordures qui conduisait à une petite maison décrépite, flanquée d’une aile construite en planches disjointes. Il pleuvait délicatement sur le toit de tuiles. L’été avait été pourri, et septembre aussi.
— Cheminée, dit Adamsberg en montrant le toit. Bois. Pommier.
Il frappa à la porte et une vieille femme ouvrit, grande et forte, le visage lourd et plissé, les cheveux enfermés dans un fichu à fleurs. Ses yeux très sombres se portèrent sur les quatre agents, en silence. Puis elle ôta la cigarette qui pendait à sa bouche.
— Les flics, dit-elle.
Ce n’était pas une question mais un diagnostic ferme.
— Les flics, confirma Adamsberg en entrant. Clémentine Courbet ?
— Soi-même, répondit Clémentine.
La vieille femme les fit entrer dans son salon, retapa la banquette avant de les faire asseoir.
— Y a des femmes, maintenant, dans la police ? dit-elle avec un regard méprisant vers le lieutenant Hélène Froissy. Ben je vous fais pas mes compliments. Vous ne croyez pas qu’il y a assez de types qui jouent aux armes à feu sans vouloir les imiter, non ? Vous auriez pas d’autres idées, des foyes ?
Clémentine prononçait « des foyes », à la paysanne.
Elle s’éloigna en soupirant dans sa cuisine et revint en portant un plateau chargé de verres et une assiette de gâteaux.
— L’imagination, c’est ça qui fait toujours défaut, conclut-elle en posant son plateau sur une petite table à napperon, devant la banquette à fleurs. Vin cuit, galettes à la peau de lait, ça vous dit ?
Adamsberg la regardait, surpris, presque séduit par son lourd visage abîmé. Kernorkian fit comprendre au commissaire qu’il ne cracherait pas sur les galettes, le sandwich avalé en voiture ne lui tenant pas au corps.
— À la bonne heure, dit Clémentine. Mais la peau de lait, on n’en trouve plus. Le lait, c’est devenu de la flotte. Je remplace par de la crème, je suis obligée.
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