— Mais il semble qu’il n’y en ait pas plus de dix-huit. Ce qui nous ferait neuf personnes.
— D’accord. Mais si les Anglais avaient un problème avec neuf personnes sans pieds, ils seraient déjà au courant, non ?
— S’il s’agit de personnes, dit Adamsberg. Mais s’il s’agit de corps, pas forcément.
Estalère secoua la tête.
— Si les pieds ont été coupés sur des morts, précisa Adamsberg. Cela nous donne neuf cadavres. Les Anglais ont quelque part neuf cadavres sans pieds, et ils ne le savent pas. Je me demande, poursuivit-il d’une voix plus lente, quel est le mot pour dire « couper les pieds » ? Ôter la tête de quelqu’un, c’est « décapiter ». Pour les yeux, « énucléer », pour les testicules, « émasculer ». Mais pour les pieds ? Que dit-on ? « Epédestrer » ?
— Rien, dit Danglard, on ne dit rien. Le mot n’existe pas parce que l’acte n’existe pas. Enfin, il n’existait pas encore. Mais un type vient de le créer, sur le continent inconnu.
— C’est comme pour le mangeur d’armoire. Il n’y a pas de mot.
— Thékophage, proposa Danglard.
Quand le train s’engagea dans le tunnel sous la Manche, Danglard inspira bruyamment puis serra les mâchoires. Le voyage aller n’avait pas atténué son appréhension, et ce passage sous l’eau lui semblait toujours inacceptable et les voyageurs inconséquents. Il se voyait distinctement filer dans ce conduit à toute allure, recouvert par des tonnes de paquets de mer.
— On sent le poids, dit-il, les yeux fixés sur le plafond du wagon.
— Il n’y a pas de poids, répondit Adamsberg. Nous ne sommes pas sous l’eau, nous sommes sous la roche.
Estalère demanda comment il était possible que le poids de la mer n’appuie pas sur la roche jusqu’à ce que le tunnel s’écroule. Adamsberg, patient, déterminé, dessina pour lui le système sur une serviette en papier : l’eau, la roche, les rives, le tunnel, le train. Puis il exécuta le même dessin sans le tunnel et sans le train, pour lui démontrer que leur existence ne modifiait pas l’état des choses.
— Tout de même, dit Estalère, il faut bien que le poids de la mer appuie sur quelque chose.
— Il appuie sur la roche.
— Mais alors la roche appuie plus fort sur le tunnel.
— Non, reprit Adamsberg en dessinant à nouveau le système.
Danglard eut un mouvement agacé.
— C’est simplement qu’on imagine le poids. La masse monstrueuse au-dessus de nous. L’engloutissement. Faire rouler un train sous la mer, c’est une idée de dément.
— Pas plus que de manger une armoire, dit Adamsberg en soignant son dessin.
— Mais qu’est-ce qu’il vous a fait, bon sang, ce bouffeur d’armoire ? On ne parle plus que de lui depuis hier.
— Je cherche la manière dont il pense, Danglard. Je cherche les pensées du mangeur d’armoire, ou du coupeur de pieds, ou du gars dont l’oncle s’est fait dévorer par un ours. Des pensées d’homme qui, telles des foreuses, ouvrent de noirs tunnels sous la mer dont on ne soupçonnait pas l’existence.
— Qui s’est fait dévorer ? demanda Estalère, soudain attentif.
— L’oncle d’un gars sur la banquise, répéta Adamsberg. C’était il y a un siècle. Il n’est resté de lui que ses lunettes et un lacet. Or le neveu chérissait son oncle. À partir de là, tout bascula. Il tua l’ours.
— C’est raisonnable, dit Estalère.
— Mais il rapporta la dépouille à Genève pour l’offrir à sa tante. Qui l’installa dans son salon. Danglard, le collègue Stock vous a passé une enveloppe à la gare. Son rapport préliminaire, je suppose.
— Radstock, rectifia Danglard d’un ton lugubre, les yeux toujours levés vers le plafond du train, surveillant le poids de la mer.
— Intéressant ?
— Peu nous importe. Ce sont ses pieds, qu’il les garde.
Estalère tortillait une serviette entre ses doigts, concentré, tête penchée vers ses genoux.
— En quelque sorte, coupa-t-il, le neveu voulait rapporter un souvenir de l’oncle à sa veuve ?
Adamsberg acquiesça et revint à Danglard.
— Dites-moi tout de même, pour ce rapport.
— Quand sort-on de ce tunnel ?
— Dans seize minutes. Qu’a trouvé Stock, Danglard ?
— Mais logiquement, commença Estalère en hésitant, si l’oncle était dans l’ours et que le neveu…
Il s’interrompit et baissa à nouveau la tête, soucieux, grattant ses cheveux blonds. Danglard soupira, soit pour les seize minutes, soit pour ces pieds immondes qu’il voulait laisser derrière lui, à la porte oubliée de Highgate. Soit encore parce que Estalère, aussi borné que curieux, était le seul membre de la Brigade incapable de distinguer l’utile de l’inutile chez Adamsberg. Incapable de laisser choir une seule de ses remarques. Pour le jeune homme, chaque mot du commissaire faisait forcément sens et il le cherchait. Et pour Danglard, dont l’esprit élastique franchissait les idées à pas très rapides, Estalère représentait un gâchis de temps irritant et constant.
— Si on n’avait pas suivi Radstock avant-hier, reprit le commandant, si on n’avait pas buté sur ce cinglé de Clyde-Fox, si Radstock ne nous avait pas traînés jusqu’au cimetière, nous serions ignorants de ces pieds infâmes et nous les abandonnerions à leur sort. Leur destin est britannique et il le reste.
— Il n’est pas interdit de s’intéresser, dit Adamsberg. Quand ça croise le chemin.
Et très certainement, pensa-t-il, Danglard n’avait pas réussi à quitter la femme de Londres dans des termes aussi rassurants qu’il l’aurait souhaité. Son anxiété reprenait donc ses droits, se glissait à nouveau dans les creux de son âme. Adamsberg se figurait l’esprit de Danglard comme un bloc de calcaire fin où la pluie des questions avait creusé d’innombrables cuvettes où gisaient les soucis irrésolus. Chaque jour, trois ou quatre de ces cuvettes étaient simultanément en activité. À cette heure, le passage du tunnel, la femme de Londres, les pieds de Highgate. Ainsi que le lui avait expliqué Adamsberg, l’énergie que dépensait Danglard pour résoudre les questions et curer les cuvettes était vaine. Car dès qu’une cuvette était assainie, elle libérait de l’espace pour en créer d’autres, emplies de nouvelles interrogations taraudantes. À s’en occuper sans cesse, il empêchait la sédimentation tranquille et le comblement naturel des excavations par l’oubli.
— Inutile de s’alarmer, elle donnera des nouvelles, affirma Adamsberg.
— Qui ?
— Abstract.
— Logiquement, interrompit Estalère qui suivait toujours son rail, le neveu aurait dû laisser l’ours en vie et rapporter ses excréments à sa tante. Puisque l’oncle était dans le ventre de l’ours et non pas dans sa peau.
— Justement, dit Adamsberg, satisfait. Tout est fonction de l’idée que le neveu se fait de l’oncle et de l’ours.
— Et de sa tante, ajouta Danglard, rasséréné par la certitude d’Adamsberg à propos d’Abstract et des nouvelles qu’elle allait donner. Tante dont on ne sait si elle souhaitait accueillir la peau ou l’excrément de l’ours en représentation du défunt.
— Tout dépend de l’idée qu’on se fait, répéta Adamsberg. Quelle était l’idée du neveu ? Que l’âme de l’oncle s’était diffusée dans l’ours jusqu’à la pointe de ses poils ? Quelle était l’idée que le thékophage avait mise dans l’armoire ? Et le Coupeur de pieds ? Quelle âme logeait dans les plaques de bois, dans les bouts des pieds ? Que dit Stock, Danglard ?
— Lâchez ces pieds, commissaire.
— Ils me rappellent quelque chose, dit Adamsberg d’une voix incertaine. Un dessin, ou un récit.
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