Adamsberg gara la voiture sur un bas-côté, dans l’ombre des bois, et fit les cinq cents derniers mètres à pied, avançant doucement, tâchant de se repérer. La barrière que sautait le chien, mais quelle barrière ? Il tourna pendant une demi-heure autour de la ferme — trois quarts laitier, un quart viande —, les jambes fatiguées, avant de localiser la barrière la plus probable. Loin, d’autres chiens hurlaient en sentant son approche et il se cala contre un arbre sans plus bouger, vérifiant son sac et son arme. L’air sentait le crottin, ce qui le conforta, comme tout être humain. Ne pas s’endormir, attendre, espérer que Lucio ait eu raison.
Un faible gémissement, un petit lamento irrégulier lui parvenait dans le vent tiède, plus loin que la barrière, peut-être à cinquante mètres de là. Une bestiole coincée ? Un rat dans les broussailles ? Une fouine ? En tout cas pas plus gros que ça. Adamsberg cala mieux son dos contre le tronc, replia les jambes, se balança doucement pour ne pas s’endormir. Imagina le trajet d’Émile depuis Garches jusqu’ici, marche et auto-stop, avec des routiers peu regardants sur l’aspect du gars s’il payait le coup. Ce matin, Émile portait sur son bleu un blouson léger assez graisseux, tout effiloché aux manches. Il revit les mains d’Émile avant que sa phrase ne lui revienne. Ses deux mains face à face et doigts écartés, dessinant le volume du chien. « Pas plus gros que ça. » Adamsberg se redressa sur un genou et écouta le lamento persistant. Pas plus gros que ça. Son chien.
Progressant doucement, il s’avança vers le lamento. À trois mètres, il distingua la petite masse blanche du chien, ses mouvements affolés, tournant autour d’un corps.
— Émile, merde !
Adamsberg le souleva par une épaule et posa ses doigts sur le creux du cou. Ça battait. À travers les déchirures du vêtement le chien léchait fébrilement le ventre de l’homme, passait à sa cuisse, léchait à nouveau, poussait sa plainte dérisoire. Il s’interrompit pour observer Adamsberg, émit un glapissement différent qui semblait dire : heureux d’avoir de l’aide, mon gars. Puis il retourna à sa tâche, arrachant le tissu du pantalon, léchant la cuisse, semblant vouloir y déposer le maximum de bave. Adamsberg alluma sa torche, éclaira le visage d’Émile, suant et crasseux. Émile le bastonneur, tombé, vaincu, l’argent ne fait pas le bonheur.
— Ne parle pas, ordonna Adamsberg.
Maintenant la tête dans sa main gauche, il glissa doucement ses doigts sous l’arrière du crâne, explora de haut en bas, d’avant en arrière. Pas de blessure.
— Ferme les paupières pour dire « oui ». Tu sens ton pied ? J’appuie dessus.
— Oui.
— L’autre ? J’appuie dessus.
— Oui.
— Tu vois ma main ? Tu sais qui je suis ?
— Le commissaire.
— C’est cela, Émile. Tu es blessé au ventre et à la jambe. Tu te souviens de tout ? Tu t’es battu ?
— Pas battu. M’a tiré dessus. Quatre coups, touché deux fois. Là-bas, au château d’eau.
Émile tendit un bras vers sa gauche. Adamsberg scruta l’obscurité, éteignit sa lampe. Le château d’eau se dressait à une centaine de mètres devant les bois, ceux qu’Émile avait dû parcourir en se traînant jusqu’à la barrière, l’atteignant presque. Le tireur pouvait revenir.
— On n’a pas le temps d’attendre une ambulance. On dégage en vitesse.
Adamsberg palpa rapidement la surface du dos.
— Tu as de la veine, la balle est sortie par le flanc sans toucher la colonne. Dans deux minutes, j’amène la voiture. Dis à ton chien de cesser sa plainte.
— Boucle-la, Cupidon.
Adamsberg gara la voiture feux éteints au plus près d’Émile, rabattit le dossier du siège avant. À l’arrière, on avait laissé un imperméable de toile beige, celui du lieutenant Froissy sans doute, toujours assez strictement vêtue. Il le fendit de plusieurs coups de couteau, arracha les manches, en tira deux longues bandes, buta contre les poches, intérieures et extérieures, bourrées à bloc. Adamsberg secoua le tout dans la nuit, vit dégringoler des boîtes de pâté, des fruits secs, des biscuits, une demi-bouteille d’eau, des bonbons, 25 cl de vin en brique de carton et trois bouteilles de cognac pour poupée, comme on en trouve dans les bars des trains. Il eut un mouvement de compassion pour le lieutenant, puis de gratitude. Les réserves névrotiques de Froissy allaient servir.
Le chien, devenu muet, s’écarta des blessures pour laisser travailler Adamsberg, passant le relais. Adamsberg éclaira rapidement la plaie ventrale, nette, la langue de Cupidon ayant bien nettoyé les abords, dégagé la chemise, ôté la terre.
— Il a bossé, ton chien.
— La bave de chien, c’est antiseptique.
— Je ne savais pas, dit Adamsberg en entourant les blessures avec les bandes de toile.
— Tu sais pas grand-chose, j’ai l’impression.
— Et toi ? Tu sais combien il a de bras, Shiva ? Je savais au moins que tu étais là ce soir. Je vais te porter, essaie de ne pas gueuler.
— Je crève de soif.
— Plus tard.
Adamsberg installa Émile dans la voiture, lui allongea les jambes avec précaution.
— Tu sais quoi ? dit-il. On prend le chien.
— Ouais, dit Émile.
Adamsberg roula feux éteints pendant cinq kilomètres puis s’arrêta sans couper le moteur dans l’entrée d’un chemin. Il déboucha la bouteille d’eau et suspendit son geste.
— Je ne peux pas te donner à boire, dit-il en renonçant Imagine que ton estomac soit troué.
Adamsberg embraya et rejoignit la départementale.
— On a vingt kilomètres avant l’hôpital de Châteaudun. Tu penses tenir ?
— Fais-moi parler. Parce que ça tourne.
— Fixe ton regard droit devant. Le gars qui t’a tiré dessus, tu as vu quelque chose ?
— Non. Ça a tiré de derrière le château d’eau. Il m’attendait, ça fait pas de doute. Quatre balles je t’ai dit, et seulement deux à la cible. C’est pas un professionnel. Je suis tombé, je l’ai entendu arriver vers moi en courant. J’ai fait le mort, il a essayé de prendre le pouls, voir si j’étais terminé. Il paniquait, mais il pouvait encore m’en coller deux pour être sûr.
— Doucement, Émile.
— Ouais. Une voiture s’est arrêtée au carrefour et il a eu peur, il a filé comme un lièvre. J’ai attendu sans bouger, puis je me suis traîné à la ferme. Des fois que je claque, je voulais pas que Cupidon m’attende dix ans. Attendre, c’est pas une vie. Je sais pas ton nom.
— Adamsberg.
— Attendre, Adamsberg, c’est pas une vie. Ça t’est déjà arrivé d’attendre ? D’attendre longtemps ?
— Je crois.
— Une femme ?
— Je crois.
— Ben c’est pas une vie.
— Non, confirma Adamsberg.
Émile eut un sursaut, et s’appuya contre la portière.
— Plus que onze kilomètres, dit Adamsberg.
— Parle, mais moi, je n’y arrive plus trop.
— Reste avec moi. Je fais des questions et tu réponds par oui ou par non. Comme dans le jeu.
— C’est le contraire, siffla Émile. Dans le jeu, on doit pas dire oui et non.
— Tu as raison. Le gars t’attendait, c’est certain. Tu as dit à quelqu’un que tu allais à la ferme ?
— Non.
— Il n’y a que le vieux Vaudel et moi qui connaissions l’endroit ?
— Oui.
— Mais Vaudel, il a pu raconter l’histoire du chien à quelqu’un ? À son fils par exemple ?
— Oui.
— Ça ne lui sert à rien de te tuer, ta part d’héritage ne lui revient pas si tu meurs. C’est dans le testament.
— La colère.
— Contre toi ? Sûrement. Toi, tu as fait un testament ?
— Non.
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