Adamsberg l'attrapa par le bras et le poussa jusqu'à son bureau dont, pour une fois, il ferma la porte.
— Eh bien, commandant, on se barre en douce ? attaqua le commissaire, une fois son adjoint assis à peu près droit face à lui.
Adamsberg était resté debout, adossé au mur opposé, bras croisés. Danglard leva les yeux. Oui, ce qu'il redoutait était là : le feu se propageant sous les joues et qui gagnait les yeux, y déposant une menaçante parcelle de lumière nette. Comme un éclat sur la bogue d'une algue brune, avait dit un jour un marin breton. Il se raidit.
— Vous ne pensez tout de même pas que vous alliez y couper, commandant ?
— Non, dit Danglard en se redressant.
— Un, poursuivit Adamsberg, obstruction volontaire à une enquête en cours. Vrai ou faux ?
— Vrai.
— Deux, incitation à la sédition, au point que je me retrouve isolé de l'équipe et contraint de travailler dans la clandestinité, dans une cour, dans un restaurant, dans des rues à la nuit. Vrai ou faux ?
— Vrai.
— Trois, protection d'un criminel potentiel, ou ayant déjà commis des crimes, votre beau-frère Richard Jarras. Et avec lui, de quatre de ses amis : René Quissol, Louis Arjalas, Marcel Corbière et Jean Escande. Vous savez de quel article de loi relève ce délit.
Danglard hocha la tête.
— Quatre, enchaîna Adamsberg, ce matin même, comportement indigne envers l'équipe tout entière. Vous avez eu de la chance que je vous évite de recevoir le poing de Noël en pleine gueule. Reconnaissez-vous l'offense ? Oui ou merde ?
— Oui. Et puisque je souscris, après ce récapitulatif obligatoire et officiel — à l'exception du terme « merde » —, à tous les chefs d'accusation énumérés, il n'est pas nécessaire de poursuivre plus avant. Merci de me soumettre le document à signer.
Danglard sortit son stylo à encre de sa poche intérieure. Il n'était pas question, pour ce paraphe décisif, qu'il use d'un feutre ordinaire ramassé sur une table au passage. Le commandant se sidérait lui-même. Si lucide fût-il sur la gravité de ses actes, il conservait pourtant cette morgue hautaine qui ne lui ressemblait en rien et collait à sa peau telle une visiteuse incrustée.
— Vous souvenez-vous, Danglard, dit Adamsberg en se rapprochant d'un pas, que je vous ai demandé à deux reprises si vous m'aviez à ce point oublié ?
— Très bien, commissaire.
— J'attends toujours votre réponse.
Danglard posa son stylo noir, sans dire un mot. D'un brusque geste du bras, Adamsberg balaya la table, emportant stylo et dossiers qui tombèrent au sol. Il saisit son adjoint des deux mains au col de sa chemise anglaise, le soulevant peu à peu jusqu'à ce que Danglard se retrouve face à lui. D'un pied, il frappa dans la chaise, ne laissant au commandant d'autre choix que de rester debout, serré entre ses mains.
— M'avez-vous oublié au point que vous me sortiez votre foutu stylo et votre foutu discours ? Que vous fassiez vos valises ? Au point d'avoir pensé une seule seconde que j'allais vous virer et vous balancer à la justice ? Mais qu'êtes-vous devenu ? Un véritable con ?
Adamsberg lâcha le commandant qui alla buter contre le mur.
— L'avez-vous pensé, oui ou non ? demanda Adamsberg en élevant la voix. Oui ou non ? Oui ou merde ?
— Oui, dit Danglard.
— Réellement ?
— Oui.
Et cette fois, le poing d'Adamsberg partit, atteignant le commandant sous le menton. De l'autre main, le commissaire retint Danglard dans sa chute et le laissa s'affaler au sol avec mollesse, comme on abandonne un vêtement. Puis il revint à la fenêtre qu'il ouvrit en grand, s'accouda au garde-fou et respira l'odeur du tilleul dans le soir. Derrière lui, le commandant se redressait avec peine, le souffle court, puis resta assis, dos appuyé au mur. « Il va être foutu, ce pantalon », pensa Adamsberg. Ce n'était pas la première fois qu'il cognait dans sa vie, mais jamais il n'aurait imaginé que ce poing devrait atteindre un jour Adrien Danglard.
— Noël a pensé, vraiment pensé, dit-il d'une voix basse et calme sans se retourner, qu'un sérieux coup ferait sauter en éclats votre « face de con ». Ce sont ses mots. Face, façade. Alors je vous le demande, Danglard, avez-vous enfin cessé d'être un con ?
— Je dois signer ce papier, articula le commandant avec difficulté, se tenant la mâchoire dans une main. Ou vous tomberez avec moi pour complicité de non-dénonciation.
— Et par quel miracle ?
— Si vous ne le faites pas, les autres s'en chargeront.
— Ces autres que vous avez humiliés avec moi comme un foutu cuistre, en vous « étonnant » qu'on puisse savoir quoi que ce soit sur Magellan. Comprenez-vous, au moins, ce que vous leur avez fait ?
— Oui, dit Danglard en tentant de se relever, sans succès.
— Alors, Noël avait raison : vous devenez moins con, vous commencez à revenir. De loin, de très loin.
— Oui, répéta Danglard. Mais c'est fait, délit et offense.
— Et qu'est-ce qui vous fait croire que ces autres savent quoi que ce soit de votre soutien à Richard Jarras ? Hormis Froissy, Retancourt et Veyrenc, sur lesquels je m'appuie comme sur de la pierre ?
En état de stupeur — et de douleur, le commissaire n'avait pas retenu son coup —, Danglard regarda Adamsberg, toujours accoudé à la fenêtre, toujours lui tournant le dos. Réalisant que le commissaire n'avait dit mot à personne de sa trahison. Tout happé par sa course hors rails, il avait en effet oublié qui était Adamsberg.
Le commissaire ferma la fenêtre et se retourna vers son adjoint.
— Revenu, Danglard ?
— Revenu.
Adamsberg redressa la chaise et tendit un bras pour aider le commandant à se relever et s'asseoir. Il examina rapidement le bleu qui grandissait sur le maxillaire inférieur.
— Attendez-moi une seconde.
Il revint cinq minutes plus tard avec une poche de glace et un verre.
— Appliquez ça et avalez ça, dit-il en lui tendant un comprimé. Attention, c'est de l'eau. Vous dînez ?
Alors qu'ils sortaient de la Brigade, ils croisèrent Noël qui s'en allait, blouson sur l'épaule.
— Je peux vous dire un mot, commissaire ?
Adamsberg s'éloigna de Danglard, qui tentait de couvrir son hématome de sa main.
— Dépêchez-vous, Noël, vous vous levez à l'aube.
— Vous l'avez salement amoché.
— Oui.
— Il a cessé d'être con ?
— Oui. Méthode à utiliser avec parcimonie, lieutenant. Avec ses grands amis seulement.
— Bien, commissaire.
À onze heures du matin au cimetière de Nîmes, les lieutenants Noël, Justin et Retancourt regardaient se former le cortège qui allait suivre le cercueil d'Olivier Vessac.
— Beaucoup de monde, observa Noël.
— Qui ne connaissent pas tous Vessac, dit Retancourt. C'est la rumeur des recluses qui les attire, l'événement. Ce sera dans la presse.
— Cela nous arrange, dit Noël. On peut s'y faufiler sans précaution.
— Là, dit Justin, cette femme qui passe avec deux autres. On la connaît. Froissy nous a transféré sa photo hier.
— Louise quelque chose, dit Noël. La femme violée à Nîmes à l'âge de trente-huit ans.
— Louise Chevrier, compléta Justin.
— Merde, dit Retancourt. Qu'est-ce qu'elle fout là ? Je photographie. Justin, préviens le commissaire, Noël, cherche si Torrailles et Lambertin sont présents.
Noël sortit de sa poche les photos que leur avait données le capitaine de Lédignan. Ça n'allait pas être facile. À l'enterrement d'un homme âgé viennent beaucoup d'hommes âgés. Et pour le lieutenant, les vieux se ressemblaient tous un peu.
Adamsberg venait de rappeler Lamarre à ses devoirs — répandre la ration de vers de terre au pied des arbres — quand il reçut deux messages successifs de Nîmes. Le premier d'Irène :
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