Je les laisse investiguer seuls parce que j’ai grande envie de bavarder un chouïa avec La Meringue.
* * *
Il y a un groupe de pégreleux sur la place du Colonel-Factieux-de-la-Derniaireur [3] Héros de la guerre 1968–1979, qui, à la tête de sa brigade s’empara d’un corps d’armée américain cantonné à Clos-Vougeot et détruisit avec un simple sprounzbitz à rayon infrarouge une escadrille anglaise et dix-huit chars volants belges
. Ces quidames et ces quimessieurs cernent le camion des biscuits Vaporetto : un vingt tonnes semi-remorque représentant un biscuit gaufré fourré chocolat.
Je m’approche. Un vacarme appréciable monte du véhicule. Il chancelle sur ses amortisseurs, danse, tangue, roule, chavire, trépide, tressaille, tressaute, trezaladouzaine, frémit, tohu-bohuze, palpite, se balance, s’accordéone, se débiscuite. A croire qu’il héberge un troupeau d’éléphants en délire. A l’intérieur, la radio marche à pleine vibure, fougnazant à tous les échos (chacun paie le sien) une merveilleuse chanson nouvelle, vociférée à la scène comme à la ville par Teddy Robert’s (plus connu de l’État Civil sous l’appellation contrôlée de Joseph Dupied). Les paroles de cette scie circulaire sont si nobles, si belles, si profondes, si exaltantes, si évocatrices, si sensuelles, si déterminantes que je me dois de les reproduire ici, in extenso :
Darling ! Il love you
Oui, oui, oui, oui.
Please, darling, kiss me
Si, si, si, si.
Vous répétez onze fois de suite, sans changer de ton, vous ajoutez deux doigts de sanglot, un zeste d’orgasme, une cuillerée de soupir et vous laissez cuire trois minutes dans le four de votre électrophone. Si au bout de ce délai vous n’obtenez pas le grand succès, vous recommencez l’opération, mais en chantant cette fois dans un verre de lampe.
Les clameurs pâmées, pommées, primées de Teddy Robert’s ne suffisant pas à couvrir le tohu-bohu sévissant à l’intérieur du camion. La Meringue se voit dans l’obligation d’adjoindre au poste son propre organe. Il chante à pleins poumons « Les jolis soirs dans les jardins de l’Avant-Bras ». Et c’est pour lui qu’on accourt, autour de lui qu’on fait cercle.
Les insomniaques réveillent les somniaques. La population dijonnaise se pyjamase, se robe-de-chambre, se pantalonne, se pantoufle, se cachenèze vite fait pour venir assister à l’aubade nocturne. La Meringue possède une voix de canalisation, elle est épaisse, mais on sent qu’elle vient de loin, de profond et qu’il y a de la pression.
Il émet en chambre d’échos. Il ouvre grand l’écluse, le cachalot. Ça emplit toute la nuit bourguignonne, ses si bémol galvanisés. Adieu je pars , qu’il mugit, et dans mon cœur j’emporterai… (Y aura pas besoin de faire plusieurs voyages vu que si son palpitant est à l’échelle du bonhomme, il doit être vaste comme le coffre à bagages d’une Chevrolet)… le souvenir de tes grands yeux et leur secret…
Y a des gamins qui sont juchés sur la statue du colonel Factieux de la Derniaireur, laquelle représente le fameux militaire dans une pose inoubliable : il a deux doigts de la main gauche passés dans le décolleté de sa braguette tandis que l’index de sa main droite désigne le ciel. Les vieux de l’assistance pleurent, parce que le chant de La Meringue leur rappelle le passé. Faut jamais touiller la mémoire d’un vioque, sinon ça se trouble à l’intérieur et son vase d’expansion se met à déborder. Au refrain, l’assistance fait « tagada tagada » avec ensemble, sérieux et bonne volonté. Aux fenêtres, quelques mégères fantomatiques protestent, mais on ne les entend pas. Elles vident leur pot de chambre, mais la moisson d’iceux est encore faiblarde vu qu’il est à peine minuit. La Meringue peut malgré tout achever sa chanson. On l’acclame. On crie bis . Alors la porte latérale du camion coulisse et Béru apparaît dans la noire et béante ouverture. Il est en slip et en chaussettes dépareillées. Il a le cheveu collé par l’amour, le regard en flamme de cierge, le poil de poitrine irisé, le nombril exorbité, le bide bouddhiste, le genou poulinier, la bouche extatique, les muqueuses fanées et le piston-farceur tourné vers le pôle Sud.
— Bis ! s’exclame mon Valeureux. Bis ! bisse-t-il. Mais y a longtemps que j’ai bissé, et même trissé, bande de malheureux ! Alors trissez-vous aussi !
La population stupéfaite se soumet. Une population se soumet toujours d’ailleurs, surtout si elle a été préalablement stupéfiée.
— On peut t’entrer ? demande La Meringue, parfait de discrétion.
— Yes, mon pote, répond le Casanova du faible. J’espère que ma Madame est en état de recevoir.
Nous escaladons le marchepied du camion.
— Y a pas une loupiote dans ton zinzin à roulettes ? s’inquiète Béru, il y fait noir comme dans la poche d’une soutane et faut opérer ses manœuvres au jugé !
— T’es pas dégourdoche, fiston, ricane La Meringue en actionnant un commutateur.
Un large plafonnier s’éclaire, dispensant une lumière de bloc opératoire dans le véhicule. Aussitôt, La Meringue pousse un cri de détresse.
— Ah ! les vaches ! mugit-il paradoxalement.
Je mate aussi et je dois convenir qu’il y a du désastre à bord. En se livrant à leurs ébats, les Bérurier ont des miettes de biscuit plein les tifs. Un monceau de biscuits Vaporetto brisés menus gît sur le plancher. Des paquets crevés, éventrés, déchiquetés, hachés perdant leur contenu par mille et mille déchirures. On marche dans du biscuit ! On respire de la poussière de biscuit (le Vaporetto super-gaufré au lait de cacahuète). Les Bérurier ont des miettes de biscuit plein les tifs et plein les poils. Ils sont farineux, sucrés, amandes, cacahuettés, biscuités en un mot. Ils se grattent ! Ils mâchouillent et s’extirpent du biscuit de tous les orifices.
— Excuse-nous, murmure sobrement le Monstrueux, on a fait un peu de désordre !
Puis, son beau visage s’éclaire d’un franc sourire.
— C’est ce qui s’appelle tremper le biscuit, hein ? triomphe-t-il.
Mais devant un pareil séisme La Meringue n’est plus perméable aux boutades.
— Ah ! les carnes ! hurle-t-il. Ah ! les sagouins ! Les fascistes ! Ah ! les vandaux ! Les chacaux ! Les brutals [4] Il est des circonstances où le pluriel des mots en « al » perd toute signification.
! Ah ! les assassins ! Les tantes ! Ah ! les gorets !
« Ah ! les poubelles ! Les affreux ! Les forniqueurs ! Les foutriqueurs ! Les sauvages ! Les Cosaques ! »
Il s’arrête à bout de souffle et d’épithètes.
— Justement, plaide le Gravos, c’est dans ma troisième séance que j’y ai fait le Cosaque en chaleur à bobonne. Dans l’obscurité je m’apercevais pas sur quoi t’est-ce que je marchais. Mais t’émulsionne pas le raisin, La Meringue, on va faire un peu de ménage, Berthe et moi !
— Du ménage, maintenant que vous avez bousillé la moitié de la cargaison ! s’étrangle l’obèse.
Lors, Béru-le-brutal, Béru-le-sauvage, Béru-l’Attila devient Béru-le-philosophe, Béru-le-sentencieux, Béru-le-raisonneur.
— Ménage ta bille, gars. Tes biscuits, tu les distribuais après tout. C’est bien simple, t’auras qu’à rationner les foules à dater de dorénavant. Tu refiles ta came aux vioquards et aux sous-alimentés only, avec légère priorité aux mêmes et aux gamins hydrocéphaus [5] Il est surprenant de constater que rémotion provoque chez Béru les mêmes défaillances grammaticales que chez La Meringue.
.
— Marre à la fin ! glapit le bonimenteur de la maison Vaporetto (dont la devise est « Ne vous embarquez jamais sans biscuits »). Fous-moi le camp avec ta morue pas fraîche ! On veut rendre service aux gens et on retire que des avanies !
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