Dans la salle de réunion, deux hommes d’une cinquantaine d’années l’attendaient. Chatel fit les présentations.
— Voici le lieutenant Bruchet de la PJ.
Puis, se tournant vers Quentin, il poursuivit :
— Je vous présente monsieur Lambard, directeur industriel, et monsieur Borrenzo, notre DRH. Prenez place, je vous prie.
— Je croyais que vous étiez venus à deux, commença Lambard en tirant un cigare d’un étui en cuir.
— C’est exact, j’accompagne le commissaire Gradenne mais il est un peu indisposé et a dû garder la chambre.
La grimace de Lambard irrita Quentin. Ce cadre supérieur avait sans doute pour habitude de ne s’adresser qu’à de hautes personnalités. À un commissaire passe encore, mais un jeune lieutenant était indigne de lui…
— Nous avons l’habitude de faire équipe dans la PJ. Je me flatte de remplacer le commissaire en son absence. Soyez assuré que je lui rapporterai fidèlement, et par le menu, toute notre conversation.
— J’entends bien, répliqua Lambard. J’aurais cependant aimé savoir pourquoi cette affaire n’est pas encore bouclée. La gendarmerie avait pourtant conclu que…
— Je peux vous répondre sur ce point, et le commissaire Gradenne ne vous en dirait pas davantage. En raison d’un élément nouveau, nous avons été requis par le procureur.
— Ah ! Quel est donc cet élément nouveau qui conduit à prolonger l’enquête ?
— Ce n’est pas à moi qu’il faut s’adresser, mais au procureur. Moi, je réponds à sa demande de réquisition.
— Quand pourrons-nous rencontrer le commissaire ?
Bruchet jeta un coup d’œil vers Chatel qui regardait devant lui. Décidément, ce Lambard était très désagréable. Le policier le fixa droit dans les yeux en lui assénant :
— Pouvez-vous me dire clairement ce que vous attendez de moi ? Quoi qu’il en soit, je ne suis pas autorisé à dévoiler l’évolution de l’enquête.
— Il s’agit quand même de l’un de nos cadres. Nous sommes en droit de savoir…
— Désolé ! Si vous souhaitez des informations complémentaires, adressez-vous au procureur.
La tension était palpable. Lambard n’était visiblement pas habitué à ce que quelqu’un lui résiste, et Bruchet n’avait aucunement l’intention de baisser pavillon. Borrenzo jugea bon d’intervenir pour calmer le jeu.
— Nous comprenons parfaitement vos réserves, lieutenant, mais vous devez réaliser combien cette triste affaire nous concerne.
– Ça je peux l’admettre, mais on doit d’abord déterminer avec certitude les circonstances de cet accident, afin qu’il ne puisse se renouveler.
— Ainsi que vous le dites, il s’agit incontestablement d’un accident, fort regrettable certes, mais il appartient à notre société de mettre en œuvre les dispositions de sécurité les plus pertinentes. Les conclusions de la gendarmerie nous semblent fort claires et sans la moindre ambiguïté.
Bruchet s’étonna que ces « huiles » soient aussi bien informées alors que l’affaire n’était pas officiellement bouclée. Il ne releva pourtant pas.
Borrenzo avait une façon mielleuse de parler avec un sourire niais qui déplut à Quentin.
— Il va de soi, bien entendu, que nous ferons tout notre possible pour faciliter votre tâche. Je crois savoir que monsieur Chatel vous a tenu le même langage.
Mal à l’aise, celui-ci ne pipait mot. Lambard tapota son cigare dans le cen drier au milieu de la table et se leva irrité.
— Cette tragédie a des retombées que vous n’imaginez pas. La conjoncture économique est très mauvaise, pour ne pas dire catastrophique. Les concurrents ne nous font pas de cadeaux.
— Jusque-là, je vous suis, répondit Quentin, résolu à faire front dans le calme, mais je ne vois pas le rapport avec l’accident.
— Si la rumeur court qu’il y a un doute sur les circonstances de la mort de Verdoux, tout le groupe sera éclaboussé.
— Pour l’instant, il n’a jamais été question de circonstances douteuses.
— Alors pourquoi poursuivre une enquête qui était terminée ?
Quentin sentait la moutarde lui monter au nez. Il avait l’impression de perdre son temps. Une nouvelle fois, Borrenzo éprouva le besoin de faire diversion.
— Continuer cette enquête accentue la douleur de madame Verdoux et de ses enfants. Elle ne pourra faire son deuil qu’une fois les obsèques célébrées.
Quentin ne doutait pas que la souffrance de madame Verdoux était le cadet des soucis de Borrenzo. Devant cette mauvaise foi, réglé sur le mode « conversation automatique », il répondait évasivement ou bien hochait la tête selon les circonstances.
Borrenzo et Lambard étaient sûrs de n’avoir aucune chance d’aboutir en intervenant directement auprès du procureur. Faute de pouvoir travailler au corps le commissaire, ils se rabattaient sur le sous-fifre. Voyant que Quentin ne réagissait plus, ils crurent l’avoir convaincu. Du coin de l’œil, le policier observait Chatel qui semblait lui aussi impatient d’en finir.
Au moment où Lambard commença une de ses phrases par : « Quand j’étais dans La Royale »…, Quentin esquissa un sourire en se disant « Nous y voilà »… Lambard voulait ainsi signifier qu’avant d’occuper ce poste chez Polybois , il avait eu une autre carrière et pas n’importe laquelle. Le jeune lieutenant se contrefichait de ses histoires de marine : « À cette époque, j’étais corvétard… Non… j’étais déjà frégaton… enfin peu importe »…
« Oui, peu importe… » pensa celui-ci regardant ostensiblement sa montre pour faire passer le message. Lambard, convaincu qu’il avait atteint son but, crut dire le mot de la fin.
— Je vois que nous nous sommes compris, lieutenant. Transmettez mes respects à votre commissaire et bon retour.
Quentin remercia hypocritement les deux cadres d’avoir fait le voyage : « leur déplacement témoignait de leur attachement à l’enquête ».
— Mais c’est tout naturel, cher monsieur, susurra Borrenzo.
Avant de partir, le policier jeta un regard compréhensif vers Chatel. Il se souviendrait de la dernière parole de Lambard, « Bon retour… » . Tu parles ! pensa-t-il. Je partirai quand je le voudrai ou si Gradenne me l’ordonne, mais cela ne dépend pas de toi !
Dans la cour, il passa ses nerfs en shootant dans une pierre. D’instinct, il retourna au labo voir Guardac.
— Alors, vous avez vu nos grands chefs ? le taquina l’ingénieur en le voyant arriver.
— Vous êtes au courant ?
— Ici, le téléphone arabe fonctionne très bien et sans courant électrique. Puis-je vous aider ?
Quentin avait de la sympathie pour cet ingénieur, mais il se retint de lui confier ses impressions sur cette rencontre qui l’avait contrarié. Il devait adopter une attitude neutre et ne pas se laisser aller à la moindre confidence.
— Je parie que l’« amiral » vous a raconté ses batailles navales…
Pour toute réponse, Bruchet fit une petite mimique qui fit rire l’ingénieur.
— Je souhaiterais revoir la presse, vous permettez ?
— Faites comme chez vous… Je vous laisse y aller seul.
Devant la machine, sur une caisse vide, il étala les photos macabres du dossier de gendarmerie. Son regard allait et venait de la presse aux photos. Il se décida à faire une inspection méthodique des lieux, ne négligeant aucun recoin, sans savoir précisément ce qu’il cherchait. L’atelier était bien éclairé et il y voyait comme en plein jour.
Une couche de fine poussière recouvrait le sol, les machines, les tables qui les supportaient, les paillasses qui garnissaient le mur contre le labo, les étagères garnies de bidons et de produits d’essais, les fûts et les caisses.
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