Enfin nous débouchons dans un couloir plus large. Je n’ai pas encore les menottes. Ça m’a surpris qu’on ne me les passe pas à la sortie de ma cellote. Je ne tarde pas à piger : avant de me balader, on me fait le coup de la cellule photoélectrique. Avec mon feu au poignet, je vais déclencher tout le bataclan. On me fouillera et… La suite, j’ose pas l’imaginer. Il me reste dix secondes pour mettre un plan d’action au point. C’est pas lerche, mais on a vu pire. J’adresse un S.O.S., à mon ange gardien. Si jamais il n’est pas de service, je suis ratatiné ! Tout à coup, j’ai un frémissement. À terre, il y a un tout petit objet. C’est une agrafe de porte-mine. Une agrafe cassée. Je me démerde pour faire un faux pas et je tombe en avant. Les flics ont du réflexe. Je n’ai pas plus tôt touché le sol qu’ils sont sur moi.
— Merci, leur dis-je gentiment. J’ai déjà perdu l’habitude de marcher, dans votre sacrée boîte.
D’une bourrade, ils me remettent en marche.
Je fais celui qui rajuste ses fringues et je glisse l’agrafe cassée dans la poche supérieure de ma veste. Arrivés devant le rayon, ils font un pas en arrière et me laissent passer seul. Comme il faut s’y attendre, une bacchanale maison se met en branle !
Les matuches se ruent sur moi.
— Vous avez un objet métallique en votre possession, l’Ange ?
— Non, fais-je, sauf que j’ai bouffé des épinards à déjeuner. Comme il y a du fer dedans…
Ils n’ont pas l’air de goûter la plaisanterie.
— Tenez, dis-je en levant les bras, fouillez-moi.
— Pas besoin de nous le dire, affirme la tronche de mulot triste.
Ils me palpent rapidement. Puis ils se mettent à fouiller mes vagues. Dans la poche du haut ils trouvent l’agrafe cassée.
— O.K., les gars, dit le mulot. C’était ce bout de ferraille…
Ils me tâtent encore, par acquit de conscience, puis décident brusquement :
— Allez, en route !
L’un d’eux me met les bracelets. Comme j’ai mes fringues civiles, le pétard ne se voit pas.
Les lourdes s’ouvrent. Nous v’là dans la lumière.
Y a une chose que je peux vous dire : c’est que c’est rudement bath à renifler, l’air du dehors ! Oh, merde arabe ! Mettez-m’en une caisse avec robinet, et planquez le reste au frigo !
On me pousse dans une bagnole de police, où prennent place une demi-douzaine de durs à cuire qui donneraient des cauchemars à un régiment de panzers.
Je suis enterré vivant dans ce tas de viande, incapable de remuer le petit doigt.
Une autre bagnole de flicards nous précède avec sa sirène. Je vous prie de croire que nous faisons sensation. La populace doit croire qu’on fait le siège chez le gouverneur. À l’allure où nous filons, je ne vois guère ce qu’on pourrait tenter pour me libérer.
Pourtant je suis prêt à toute éventualité ; dans notre job c’est le secret de la réussite. J’ai toujours observé que ce sont les mecs en panne de réflexes qui restent sur le carreau.
La rue de Little Joly est noire de populo. Tous ces bons badauds, alertés par la presse, sont venus là dans l’espoir de voir comment qu’il est foutu, l’Ange Noir. De la Presse, il y en a itou. Et des caïds du papier noirci, je vous assure ! Je reconnais Billy Valdek, du Star Chicago News , en personne.
Au moment où je descends c’est un feu d’artifice. Le magnésium crépite. Des tordus gueulent à la mort ! Y en a qui se permettent de me balanstiquer leur gume dans les calots ! Ces foies blancs, s’ils m’avaient en face d’eux, tout seulard, ils se liquéfieraient. Mais comme je suis dans la situation du bœuf qu’on entraîne à l’abattoir, ils se prennent pour des terribles ! J’entre dans le magasin du père la Pédale. Valzing et Centanaro s’y trouvent déjà, avec d’autres poulets et le greffier. Mon avocat s’approche de moi.
— Dans l’entrepôt, me souffle-t-il.
Il a parlé tellement vite et tellement bas que je crois avoir rêvé ses paroles. Pourtant, je ne suis pas un émule de Jeanne d’Arc.
Le père Valzing ramène sa cerise.
— Voyons, fait-il, commençons par le commencement. Vous êtes entré ici par cette porte ?
— Exact !
— Où se trouvait Joly ?
J’hésite un bref instant. Mon regard croise celui de Centanaro. Je réponds :
— Dans l’entrepôt.
Cette fois, je suis certain que cette vieille canaille de Centa a battu des cils comme pour me dire : « Bonne réponse ».
— Qu’avez-vous fait ? continue le juge.
— Je… Je l’ai appelé.
— Et il est venu ?
— Il m’a dit : « Un instant, j’arrive ! »
— Vous l’avez attendu ?
— Non.
— Alors ?
— Je l’ai rejoint dans l’entrepôt.
— Parfait, allons-y !
Je comprends un peu pourquoi Centanaro veut me faire pénétrer dans cette partie de la cambuse. Ici, c’est sombre comme l’âme d’un gendarme ; de plus il y a beaucoup moins de trèfle que dans le magasin, une bonne partie des bourres ne nous ayant pas suivis. Je compte mon escorte : à part le magistrat, son assistant et Centa, il ne reste que trois matuches. Les autres sont occupés à refouler les journalistes qui essayent de forcer le barrage. Valzing reprend son interrogatoire.
— Une fois là, qu’avez-vous fait ?
Je ne réponds pas. J’ai des choses plus importantes à faire que de répondre aux questions de cette cloche ! Sissy est agenouillée derrière un tas de vieux pneus, une mitraillette Thomson entre les paluches.
Si vous aperceviez un jour le maréchal Staline en train de faire un numéro de main à main sur une corde raide, vous ne seriez pas plus surpris que je ne le suis.
Sissy avec une mitraillette, c’est un spectacle qui vaut le dérangement ! N’importe quel office de tourisme organiserait des services de cars spéciaux pour venir voir ça. Moi qui croyais qu’elle était tout juste bonne à manier un bâton de rouge à lèvres, je n’en reviens pas !
Elle a tout de la Jeanne d’Arc, cette poupée. Avec sûrement quelque chose en plus que Jeanne d’Arc, car vous ne m’ôterez jamais de l’idée que si la french girl avait eu ce châssis et cette allure, jamais les angliches l’auraient passée au four crématoire…
Je ne suis pas le seul à l’apercevoir. Le greffe de Valzing l’a renouchée aussi, en même temps que moi. Il est tellement siphonné qu’il ouvre une bouche par laquelle vous feriez passer un bulldozer. Le juge le regarde, puis regarde dans la même direction que son scribouillard, et alors c’est le cirque ! Il se fout à gueuler tellement fort que le chabanais des usines Ford en plein rendement ne parviendrait pas à couvrir sa voix.
Son meuglement me tire de ma stupeur. Je me dis que le moment de risquer le paquet est arrivé. J’arrache mon pistolet de sous ma manche avant même que le flic qui tient l’autre extrémité de mon cabriolet n’ait le temps de réaliser ce qui se passe. Ma première dragée est pour sa pomme. Je la lui expédie contre remboursement dans le gras de la brioche, juste là où ça fait des crampes lorsqu’on se marre trop fort. Puis je fonce en direction de Sissy.
En trois bonds je suis à ses côtés derrière le tas de pneus. Alors elle met en route son moulin à prières. Ah ! je vous jure, ça vaut de plus en plus le coup d’œil ! La Thomson tressaute dans ses mains et crache épais. À travers l’âcre fumée, j’aperçois le père Valzing qui s’écroule, après s’être ployé en deux comme s’il était monté sur charnière. Puis c’est au tour de son greffier à jouet au tube de vaseline qui se ride.
Centanaro est hors de vue. En voilà un qui n’était pas dans un puits de mine le jour où on a distribué la présence d’esprit.
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