Pilar acquiesça de la tête.
« Oui, c’est bien cela. J’ai eu un tas d’aventures avant de sortir d’Espagne… une bombe est tombée sous mes yeux et le chauffeur a été tué… sa tête baignait dans une mare de sang. Comme je ne sais pas conduire une auto, j’ai dû marcher très longtemps… et je n’aime pas du tout la marche. J’avais les pieds meurtris… »
Johnson sourit.
« Vous êtes tout de même arrivée ici, lui dit-il. Votre mère vous a-t-elle souvent parlé de votre grand-père ? »
Gaiement, la jeune fille répondit :
« Oh ! oui. Elle me racontait quel bon diable c’était ! »
Hercule Poirot sourit et demanda :
« Et qu’avez-vous pensé de lui quand vous l’avez vu, mademoiselle ?
— Oh ! bien sûr, il était vieux, très vieux. Il restait assis dans son fauteuil et sa figure était toute ridée. Je l’aimais cependant. Il devait être beau quand il était jeune… un bel homme… comme vous », ajouta Pilar s’adressant au chef de police Sugden.
Avec un plaisir naïf, elle contempla le visage de l’avantageux policier qui devint rouge brique.
Le colonel Johnson réprima une envie de rire. Rarement, il avait vu Sugden aussi embarrassé.
« Naturellement, il n’a jamais dû être aussi grand que vous », remarqua Pilar avec un soupir de regret.
Poirot, lui aussi, soupira :
« Ainsi, vous aimez les hommes grands, señorita ?
— Oh ! oui, déclara-t-elle avec enthousiasme. J’aime les hommes bien bâtis, grands, forts, aux épaules carrées… »
D’un ton sec, le colonel Johnson poursuivit :
« Voyiez-vous beaucoup votre grand-père depuis votre arrivée dans cette maison ?
— Oh ! oui ! J’allais m’asseoir dans sa chambre et il me racontait ses souvenirs… Il me disait qu’il avait été un méchant homme, et me parlait de l’Afrique du Sud.
— A-t-il fait allusion devant vous aux diamants qu’il conservait dans son coffre-fort ?
— Oui, il me les a même montrés. Mais cela ne ressemblait pas à des diamants. On aurait dit des cailloux, de vilains cailloux.
— Alors, il vous les a montrés ? fit le chef de police Sugden.
— Oui.
— Il ne vous en a donné aucun ? »
Pilar secoua vivement la tête.
« Non. Je pensais qu’un jour, il m’en ferait cadeau… si j’étais bien gentille avec lui et si je venais le voir. D’habitude, les vieux messieurs aiment les jeunes filles. »
Johnson l’interrompit :
« Savez-vous que ces diamants ont été volés ? »
Pilar écarquilla ses beaux yeux noirs.
« Volés ?
— Oui. Savez-vous qui peut les avoir enlevés ?
— Oh ! oui. Ce ne peut être que Horbury.
— Horbury ? Le valet de chambre ?
— Oui.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
— Parce que je lui trouve l’air voleur. Ses yeux vont de tous les côtés, il marche sans faire de bruit et écoute aux portes. On dirait un chat. Et, vous savez, tous les chats sont voleurs !
— Hum ! fit le colonel Johnson. Nous reviendrons sur ce sujet. Il paraît que toute la famille se trouvait réunie dans la chambre de votre grand-père cet après-midi, et que… des paroles vives furent échangées. »
Pilar sourit :
« Oui. C’était bien amusant. Grand-père les a tous mis en colère.
— Oh ! cela vous a amusée ? Pas possible ?
— Si, j’aime voir les gens se disputer. Mais ici, en Angleterre, on ne se met pas en colère, comme en Espagne. Là-bas, on tire son couteau, on jure, on crie. Ici, les hommes deviennent rouges et serrent les lèvres.
— Vous souvenez-vous de la conversation qui eut lieu chez Mr. Lee ?
— Pas très bien. Grand-père leur a dit qu’ils n’étaient bons à rien… qu’ils n’avaient pas d’enfants, que je valais mieux que n’importe lequel d’entre eux. Il m’aimait beaucoup, mon grand-père.
— A-t-il parlé d’argent et de testament ?
— De testament ? Non, je ne crois pas. Je ne me souviens pas.
— Que se passa-t-il ensuite ?
— Tous s’en allèrent… excepté Hilda, la grosse, la femme de David. Elle demeura après les autres.
— Ah ?
— Oui. David paraissait bizarre. Il tremblait des pieds à la tête et il était pâle. On l’aurait cru malade.
— Que fîtes-vous après ?
— Je descendis rejoindre Stephen et nous dansâmes au son du gramophone.
— Avec Stéphen Farr ?
— Oui. Il vient de l’Afrique du Sud… c’est le fils de l’associé de grand-père. Lui aussi est très bel homme. Il est grand, bronzé et il a de beaux yeux. »
Johnson demanda :
« Où étiez-vous au moment du crime ?
— Vous voulez savoir où je me trouvais ?
— Oui.
— Après avoir passé un moment dans le salon avec Lydia, je montai à ma chambre pour me poudrer un peu, avant de retourner danser avec Stéphen. Et soudain, de très loin, m’arriva un cri. Tout le monde montait l’escalier. Je courus rejoindre les autres. On essayait de briser la porte de grand-père. Harry et Stéphen en vinrent à bout. Tous deux sont très forts.
— Et après ?
— La porte s’abattit à l’intérieur et alors… tous nous regardâmes dans la chambre. Quel horrible spectacle ! Tout était brisé et sens dessus dessous. Grand-père baignait dans son sang. Il avait la gorge tranchée… comme ceci… juste sous l’oreille… »
De la main, elle esquissa un geste rapide sur son propre cou.
Elle fit une pause, de toute évidence très fière de son récit. Johnson observa :
« La vue de ce sang ne vous a pas rendue malade ?
— Non. »
Elle regarda le chef constable.
« Pourquoi voulez-vous que cela me rende malade ? Quand une personne est tuée, il y a toujours du sang. Cette fois, il y avait du sang… du sang partout ! »
Poirot intervint :
« Quelqu’un a-t-il parlé en entrant ? »
Pilar réfléchit :
« David a dit une drôle de phrase… Comment était-ce ? « Les meules du Seigneur… » Elle répéta lentement : « Les meules du Seigneur… » Qu’est-ce que cela veut dire ? Les meules servent à écraser le grain pour faire de la farine, n’est-ce pas ?
— Je vous remercie, Miss Estravados, lui dit le colonel Johnson. Pour le moment, je n’ai pas d’autre question à vous poser. »
Pilar se leva et lança un sourire charmant à chacun des hommes.
« Alors, je m’en vais », dit-elle en sortant.
Le colonel Johnson récita :
« Les meules du Seigneur écrasent lentement, mais… David Lee a prononcé cette sentence ! »
Une fois de plus, la porte s’ouvrit. Le colonel Johnson leva les yeux. Tout d’abord, il crut reconnaître Harry Lee. Comme Stéphen Farr avançait dans la pièce, il s’aperçut de son erreur.
« Asseyez-vous, monsieur », dit-il. Stéphen prit un siège. Son regard froid et intelligent étudia les trois hommes, puis il dit :
« Je crains de ne pouvoir vous être bien utile, mais demandez-moi ce que vous voudrez. Peut-être vaudrait-il mieux que je vous apprenne tout de suite qui je suis. Mon père, Ebnezer Farr, fut autrefois l’associé de Siméon Lee en Afrique du Sud. Je parle d’il y a plus de quarante ans. »
Après une pause, il reprit :
« Mon père me parlait souvent de Siméon Lee… de sa forte personnalité. Mon père et lui ont travaillé beaucoup ensemble. Siméon Lee revint en Angleterre avec une grosse fortune et mon père lui-même s’était enrichi. Il me disait toujours de ne pas manquer de voir son vieil ami, si je me rendais un jour en Angleterre. Comme je lui objectais que Mr. Lee ne se souviendrait pas de lui, mon père se moquait de moi en disant : « Quand deux hommes ont passé par où Siméon et moi avons passé, on s’en souvient toute sa vie. » Mon père mourut, il y a deux ans. Cette année, je suis venu en Angleterre pour la première fois et, suivant le conseil de mon père, je suis venu rendre visite à Mr. Lee. »
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