« Voulez-vous avoir l’obligeance, madame, de vous montrer un peu plus explicite ? Je crois que vous pourriez nous apprendre des choses intéressantes. »
Aussitôt, elle se tourna vers Poirot.
« Je ne connaissais pas encore mon beau-père et j’ignorais son véritable dessein. Je pensais simplement qu’il souffrait de la solitude et désirait se réconcilier avec ses enfants.
— Et, selon vous, madame, quelle était son intention réelle ? »
Hilda hésita un moment. Puis, elle dit d’une voix lente :
« J’ai la conviction… que mon beau-père ne cherchait nullement à établir la paix, mais à fomenter la dispute dans sa famille.
— De quelle manière ?
— Il prenait plaisir à réveiller les instincts les plus mauvais de la nature humaine. Il y avait chez lui… comment pourrais-je dire ?… une sorte de sadisme. Il voulait voir les membres de sa famille à couteaux tirés les uns contre les autres.
— Y réussit-il ? demanda Johnson.
— Hélas ! oui ! répondit Hilda. Il n’y réussit que trop bien. »
Poirot intervint.
« Madame, on nous a parlé d’une scène qui s’est passée cet après-midi… une scène assez violente, paraît-il. »
Elle inclina la tête.
« Voulez-vous la décrire… aussi exactement que possible ? »
Elle réfléchit un instant.
« Lorsque nous arrivâmes chez mon beau-père, il téléphonait.
— À son notaire, n’est-ce pas ?
— Oui. Il invitait Mr… Charlton, je crois… je ne me souviens plus du nom, à venir le voir, car il comptait modifier son testament. L’ancien ne comptait plus, disait-il. »
Poirot dit à Mrs. David Lee :
« Rappelez bien vos souvenirs, madame, et dites-moi si, d’après vous, votre beau-père voulait que vous fussiez témoins de cette conversation, ou si c’est simplement par hasard que vous l’avez entendue ? »
Hilda Lee répliqua, sans hésiter :
« Il voulait certainement que nous l’entendions…
— Dans le dessein de susciter des doutes et des soupçons en vos esprits ?
— Oui.
— Alors que, en réalité, il n’avait point l’intention de changer son testament ?
— Je n’irais pas jusque-là, monsieur. Je crois qu’il était sincère et voulait apporter quelques changements dans ses dispositions testamentaires, mais il prenait un malin plaisir à souligner le fait devant nous.
— Madame, dit Poirot, je n’ai aucun pouvoir officiel et mes questions ne sont peut-être pas celles que vous poserait un policier anglais. Je désire pourtant savoir quelles eussent été, selon vous, les modifications apportées à son testament par Mr. Siméon Lee. Je vous demande, non point ce que vous savez, mais simplement ce que vous pensez. Dieu merci, les femmes ont vite fait de se former une opinion ! »
Hilda sourit.
« Je veux bien vous dire ce que j’en pense. La sœur de mon mari, Jennifer, épousa un Espagnol, Juan Estravados. Sa fille, Pilar, vient d’arriver dans cette maison. C’est une vraie beauté… et la seule enfant de la famille. Son grand-père se prit pour elle d’une très vive affection et je crois qu’il songeait à lui léguer une grosse somme par son nouveau testament. Sans doute, ne lui avait-il pas laissé grand-chose dans l’ancien.
— Connaissiez-vous votre belle-sœur ?
— Non. Je ne l’ai jamais rencontrée. Son mari mourut en de tragiques circonstances, peu après leur mariage, Jennifer est morte, il y a un an. Pilar restant orpheline, Mr. Lee l’a fait venir ici pour vivre en Angleterre.
— Les autres membres de la famille l’ont-ils bien accueillie ? »
D’une voix calme, Hilda répondit :
« Je crois que tous l’aimaient bien. Cela faisait plaisir de voir quelqu’un de jeune dans la maison.
— Et elle, se plaisait-elle ici ?
— Je ne sais pas. Notre existence a dû paraître étrange et glacée à une jeune fille élevée dans le Midi… En Espagne. »
Johnson observa :
« La vie ne doit pas être gaie en Espagne par le temps qui court. À présent, Mrs. Lee, voulez-vous nous répéter la conversation qui eut lieu tantôt dans la chambre de votre beau-père ? »
Poirot s’excusa :
« Je vous demande pardon. Je suis responsable de cette digression. »
Hilda Lee reprit :
« Lorsqu’il eut fini de téléphoner, mon beau père nous regarda l’un après l’autre en riant. Puis, il déclara que nous avions tous l’air bien renfrognés. Il dit ensuite qu’il se sentait las et désirait se coucher de bonne heure, personne ne devait donc monter le voir dans la soirée. Il voulait, expliqua-t-il, être dispos pour le jour de Noël. Ensuite… »
Elle plissa le front dans son effort pour se souvenir :
« Il a dit qu’il fallait appartenir à une grande famille pour goûter les joies de la fête de Noël, puis il a entamé le chapitre de l’argent. Envisageant une augmentation des dépenses dans cette maison, il prévint George et sa femme qu’ils devraient faire des économies et conseilla à Magdalene de faire elle-même ses toilettes. C’est bien vieux jeu et je comprends que Magdalene en fut contrariée. Sa propre femme, ajouta mon beau-père, était très adroite dans les travaux de l’aiguille. »
Doucement, Poirot demanda :
« Est-ce là tout ce qu’il a dit de sa défunte épouse ? »
Hilda rougit.
« Il fit une remarque odieuse sur son intelligence. Mon mari adorait sa mère et s’en montra froissé. Alors, Mr. Lee se mit dans une colère folle et nous lança des injures à la tête. Je comprends son sentiment…
— Comment ? » fit Poirot, l’interrompant.
Elle tourna vers lui des yeux sereins.
« Il était déçu de ne pas avoir de petits-enfants… je veux dire de petits-fils pour perpétuer le nom des Lee. Cette pensée a dû le tourmenter et enfin, ne pouvant plus se contenir, il a déversé sa rage contre ses fils… les traitant de momies… ou quelque chose dans ce goût. J’avais pitié de lui, parce que je devinais à quel point sa fierté se trouvait blessée.
— Et alors ?
— Nous sommes tous sortis, dit Hilda.
— C’est la dernière fois que vous l’avez vu vivant ?
— Oui. »
Elle inclina la tête.
« Où étiez-vous au moment du meurtre ?
— Je me trouvais dans le salon de musique. Mon mari me jouait un morceau.
— Et alors ?
— Nous entendîmes un vacarme de chaises et de tables renversées, de porcelaine brisée… un bruit de lutte. Puis, cet horrible cri…
— Était-ce donc si horrible ? dit Poirot. Ce cri ressemblait-il à celui des damnés en enfer ?
— C’était même pire que cela, dit Hilda Lee.
— Que voulez-vous dire, madame ?
— C’était comme un cri sans âme… un cri inhumain, un cri de bête… »
D’un ton grave, Poirot demanda :
« Madame, est-ce ainsi que vous l’avez jugé ? »
Elle leva la main en un geste de détresse et baissa les yeux vers le parquet.
Pilar pénétra dans le bureau, craintive comme un animal qui suspecte un piège. Regardant furtivement à droite et à gauche, elle se tenait sur ses gardes.
Le colonel Johnson se leva et lui avança une chaise.
« Vous comprenez sans doute l’anglais, Miss Estravados ? » lui demanda-t-il.
Elle ouvrit de grands yeux et répondit :
« Naturellement. Ma mère était Anglaise. Je suis moi-même très Anglaise. »
Un faible sourire effleura les lèvres du chef constable, tandis que son regard se posait sur la jeune fille à la magnifique chevelure brune, aux fiers yeux noirs, aux lèvres rouges et sensuelles. Très Anglaise ! Ce terme ne convenait nullement à Pilar Estravados.
Johnson commença l’interrogatoire :
« Votre grand-père, Mr. Lee, vous a fait venir d’Espagne et vous êtes arrivée ici il y a quelques jours. C’est bien cela, n’est-ce pas ? »
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