– Voilà, patron! fit une voix.
– À boire! et du chenu! commanda Charlot.
Coco apparut et déposa sur la table une bouteille de vin cacheté avec trois verres. Charlot décoiffa le goulot de la bouteille par un coup sec appliqué au rebord de la table, remplit les verres, et, d’une voix enrouée qui n’était plus la voix du valet de pied Firmin:
– À la vôtre, mes poteaux…
Charlot vida son verre d’une lampée, avec le coup de coude ignoble d’un buveur invétéré; d’un geste canaille, du revers de la main il essuya ses lèvres et dit:
– Le pante avait deux cent mille balles.
– Nom de Dieu! murmurèrent les deux hommes congestionnés par l’émotion.
– Il y avait pour cinq cent mille francs de bijoux chez le joaillier de la rue Royale, ajouta Charlot. À l’échange, les bijoux rendront deux cent mille francs. Si je pouvais aller les échanger à Londres, j’aurais peut-être deux cent cinquante mille. Mais je n’ai pas le temps, et puis, pour cinquante mille, ce n’est pas la peine de risquer de me faire pincer à Calais ou à Boulogne. Je ferai donc l’échange à Paris. Ça nous fait quatre cent mille francs. Deux cents en réserve; cinquante pour Firmin, le valet du cercle; cinquante pour moi; cent pour vous deux: cinquante mille chacun, ça va-t-il?… Voici votre part. Décampez et terrez-vous jusqu’à ce que je vous fasse signe pour une nouvelle affaire.
Charlot tendit à chacun de ses deux complices une liasse toute préparée d’avance. Ils la prirent en tremblant. Chacun d’eux, d’un même geste farouches se déboutonna et cacha le paquet entre chair et chemise.
– Allez. Souvenez-vous que j’habite avenue de Villiers, où, à toute heure, à l’endroit que vous savez, vous pourrez demander le comte de Pierfort… c’est moi!…
Quelques instants plus tard, les deux escarpes avaient disparu. À son tour Charlot s’en alla.
Sur la place des Ternes, déserte et obscure, Charlot s’arrêta, s’assura d’un rapide coup d’œil que nul ne le guettait; alors, d’un tour de main, il se débarrassa de son épaisse chevelure et de sa barbe noire… Ce fut la tête de Firmin qui apparut à la lueur du prochain bec de gaz…
Charlot se remit en marche… Au bout de dix minutes, à une encoignure de rue, il s’arrêta de nouveau et modula un coup de sifflet très doux. Presque aussitôt, un homme s’approcha, salua respectueusement et attendit, cherchant à distinguer les traits de celui qui venait de l’appeler. Mais Charlot avait relevé le col de son pardessus et rabattu son feutre sur ses yeux.
– Eh bien, est-ce fait? demanda Charlot.
– Oui, monsieur le comte, dit l’homme avec cette même attitude de respect. Nous avons le petit hôtel, tout meublé, pour vingt mille francs par an. Le notaire m’attend demain matin à neuf heures pour signer le bail. À dix heures, monsieur le comte pourra s’installer chez lui.
– C’est bien, dit Charlot. Voici trente mille francs, y compris la première année de loyer, que vous verserez demain matin. Vous aurez à vous occuper d’installer convenablement la salle à manger, cuisines et offices.
Vous aurez à installer tout le deuxième étage pour la personne qui doit l’occuper. Vous vous procurerez une femme de chambre fidèle et sûre pour Madame. Pour le reste de la domesticité, il suffira que vous ayez un cocher, un valet de chambre, une cuisinière et une fille de service. Ayez des gens sûrs et discrets comme vous-même. Je veux que vous donniez de bons gages. Je vous donne deux jours pour tout préparer. Samedi matin je viendrai m’installer à l’hôtel et je compte y trouver un service fonctionnant proprement…
– Monsieur le comte peut s’en rapporter à moi…
– C’est bien. Vous pouvez vous retirer.
Celui qu’on venait d’appeler M. le comte, autrement dit Charlot, attendit quelques minutes, puis se dirigea vers la gare Saint-Lazare, et, dans un hôtel, il demanda un souper et un lit, après s’être inscrit sous le nom de comte de Pierfort, venant de Rouen. Charlot mangea d’un robuste appétit le souper froid qu’on lui servit dans sa chambre; puis, la porte fermée à clef, les rideaux tirés, se prépara à se coucher. Et lorsqu’il eut débarrassé son visage des pâtes qui le maquillaient, lorsqu’il eut lavé et brossé ses cheveux, donné un nouveau pli à sa moustache, ce ne fut plus la figure de Charlot, ni du comte de Pierfort, ni du valet Firmin, ce fut la figure de Gérard d’Anguerrand avec sa physionomie de beauté fatale et de volontaire audace.
Jean Nib, en acceptant de surveiller la villa de Max Pontaives et de la défendre contre toute agression, avait fait violence à son caractère. Il était l’homme du dehors, de la rue, du grand air.
En réalité, il n’avait accepté que pour un motif unique: mettre en lieu sûr la petite bouquetière que, si étrangement, il avait rencontrée à la Morgue.
Dans ses préoccupations, Marie Charmant passait avant Rose-de-Corail.
Marie Charmant, jetée tout à coup dans la vie de Jean Nib, était pour lui un sujet d’étonnement farouche, de stupeur et presque de crainte. C’est qu’il ne comprenait pas… Il ne savait pas pourquoi il s’était attaché à cette jeune fille. De ce qu’il éprouvait pour Rose-de-Corail à ce qu’il éprouvait pour Marie Charmant, il y avait une infranchissable distance. Et pourtant, Il eût pleuré de savoir Marie Charmant malheureuse.
Il ne savait pas quand cela avait commencé. Dans la nuit de la rencontre à la Morgue? Ou plus tard, dans la masure du Champ-Marie? Il ne savait pas. Il l’aimait fraternellement . Il faisait pour elle des rêves fraternels . Il concevait de l’emmener avec lui quelque part, bien loin, et de la voir heureuse avec un mari qui l’aimerait autant qu’il aimait Rose-de-Corail.
Jean Nib, c’était Edmond d’Anguerrand.
Marie Charmant, c’était Valentine d’Anguerrand.
La première idée de Jean Nib, dès qu’il eut accepté ce que lui demandait Ségalens, fut d’installer Rose-de-Corail et Marie Charmant dans la villa de Neuilly. Mais il résolut de le faire secrètement, – et cela n’était qu’un jeu pour lui.
Conduit par Ségalens le lendemain matin du fameux dîner au champagne, présenté à Max Pontaives, Jean Nib étudia la position, affirma qu’il se faisait fort de la défendre, et demanda que toute la partie des combles comprenant six chambres lui fût exclusivement réservée.
Jean Nib fut laissé libre de s’installer comme il l’entendait. Il fut convenu que ni Lise ni Magali ne seraient mises au courant de sa présence dans la villa. Seule la cuisinière chargée de le ravitailler connut ce secret.
Toutes ces dispositions prises, Pontaives fut tranquillisé. Il continua donc à coucher rue Roquépine. Cependant, il venait tous les jours à la villa, et Ségalens l’accompagnait, curieux de voir ce qu’il adviendrait de cet amour d’un sceptique millionnaire pour une pauvre fille du trottoir. Lorsqu’il voyait Max Pontaives si réservé, il se demandait en vain pourquoi, et il en était réduit à supposer que son ami ne voulait pas succéder au marquis de Perles dans les faveurs de la jolie femme…
Le soir de son arrivée dans la villa, Jean Nib attendit que tout le monde fût endormi; puis il descendit et sortit. À vingt pas de la grille, deux ombres immobiles lui apparurent.
– C’est elles! dit Jean Nib dont le cœur battit.
En effet, c’étaient Rose-de-Corail et Marie Charmant, venues au rendez-vous qu’il leur avait assigné.
– Attention! dit Jean Nib. S’agit de pas faire de potin.
– La maison est donc habitée? demanda Rose-de-Corail en se serrant contre lui.
– Oui et non. Je t’expliquerai tout â l’heure…
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