– Parfait! Un mot, La Veuve. Savez-vous qui est ce comte de Pierfort?
– C’est le comte de Pierfort, voilà tout, dit La Veuve dardant sur l’agent son regard d’une étrange clarté.
– C’est Charlot! dit tranquillement Finot.
– Vous êtes fou… fit La Veuve en haussant les épaules.
– J’en mettrais ma main au feu, dit Finot en dévisageant La Veuve.
– En attendant, souvenez-vous que le comte de Pierfort vous est sacré: tant qu’on vous paye, vous n’avez pas le droit d’y toucher. Après… on verra ça.
– C’est bon. En attendant, aussi, je ne le perds pas de vue.
Demeurée seule, Adeline avait commencé à se déshabiller. Elle semblait très calme. Mais la pâleur de son front, l’éclat fiévreux de ses yeux démentaient ce calme apparent. Tout à coup elle s’arrêta dans l’opération compliquée, et s’approcha de l’appareil téléphonique. Dix minutes, Adeline, en proie à quelque sombre rêverie, demeura assise devant l’appareil.
Enfin, d’un geste brusque, elle appela. Et au coup de réponse, elle demanda l’office de location.
Quelques instants plus tard, elle était en correspondance avec l’office de location.
– Il me faut une loge ce soir, à l’opéra.
– Si vous voulez donner votre adresse, on va vous l’apporter…
– Comtesse de Damart, Impérial-Hôtel.
– Dans cinq minutes, le coupon sera chez vous…
Adeline laissa retomber lourdement le récepteur, et, front dans la main, demeura là, accoudée, immobile, ne sachant ni ce qu’elle voulait, ni ce qu’elle devait décider. Un instant, elle fut tentée de contremander la loge. Mais elle songea que rien ne la forçait à aller occuper cette loge.
Au bout de dix minutes, un employé de l’office de location fut introduit, et, contre deux mille francs, remit le coupon. Adeline regarda le numéro. Elle connaissait parfaitement la salle, et vit qu’elle serait placée de manière à voir très peu le spectacle, mais aussi de manière à embrasser la salle d’un coup d’œil.
Elle en éprouva comme une vague satisfaction.
Mais presque aussitôt, cette satisfaction même disparut, et Adeline se jeta sur son lit, sanglotante, mordant les oreillers pour étouffer ses cris.
La crise fut effrayante. D’abord ce ne fut qu’une douleur violente, sincère, qui lui broyait le cœur et finit par tordre le corps entier, comme une souffrance matérielle. Il lui sembla réellement que ce cœur qui sautait dans sa poitrine se déchirait, et peut-être, en effet, l’excès de souffrance morale était-il sur le point de déterminer quelque accident cardiaque. Puis, brusquement, la douleur se transporta du cœur à la gorge, et il lui parut alors qu’elle allait étouffer, qu’une boule volumineuse placée dans la gorge arrêtait l’air au passage. Puis, la douleur, par une saute également brusque, monta à la tête, et il lui sembla qu’on lui posait sur le crâne une calotte de plomb d’un poids extraordinaire; puis, cela devint un cercle qui serrait les tempes à les faire éclater, puis, enfin, il lui sembla que chacun de ses cheveux devenait une aiguille chargée d’électricité.
Dans cette période de la crise. Adeline ne songea qu’à elle-même, et ne cessa de râler:
– Comme je suis malheureuse! Est-il possible qu’une femme souffre autant que je souffre!…
Et tout à coup, la vision de Gérard et de Lise passa dans son imagination enflammée. Alors la rage remplaça la douleur, ou plutôt la première forme de douleur. Elle se redressa, tendit ses mains crispées vers lui… lui surtout! et la sensation qu’elle l’étranglait lui rendit enfin un peu de calme…
Elle put pleurer paisiblement, ou du moins il lui parut qu’elle était alors paisible.
Assise au bord de son lit, le talon sur la bordure du bois, le coude sur le genou, le menton dans la main, les cheveux en désordre, belle de sa douleur aux attitudes impudiques, laissant couler une à une des larmes qui s’évaporaient sur ses joues, oui! belle et farouche comme la Niobé antique, elle regardait douloureusement de ses yeux fixes des êtres absents, évoquant des scènes imaginaires.
Un détail dans le rapport de Finot, un détail infime avait, peut-être suffi à déchaîner la tempête.
– Ils ont déjeuné dans un petit restaurant…un restaurant à canotiers, au bord de l’eau…
Adeline reconstituait cela…
L’escapade d’amoureux, le tête-à-tête plein de rires, de serrements de mains et de baisers, là-bas, dans l’humble guinguette, sous le sourire du soleil renaissant, dans cette joie exquise, d’une si infinie tendresse, des toutes premières verdures frêles et pâles…
Comme ils devaient s’aimer!…
De la jeunesse, de l’amour, des souffles de printemps, la Seine qui passe en faisant chatoyer sa robe aux reflets d’émeraude, la tonnelle à étudiants, les canots qui se balancent au petit ponton: Adeline revoyait tout cela, et elle précisait le décor, inventait les incidents, frémissait et sanglotait doucement…
Et ce soir… après la fugue du matin, de grisette, Lise redevenait comtesse de Pierfort, la grande dame qu’on lorgne dans sa loge et que chacun admire plus encore pour l’éclat de son bonheur que pour le charme de sa beauté…
– Je n’irai pas! grondait Adeline. Pourquoi irais-je souffrir?… N’ai-je pas souffert assez?… La Veuve a raison: patience, un peu de patience encore… l’heure approche!…
Dans ce même moment où elle venait de décider qu’elle n’irait pas, Adeline courait à son cabinet de toilette; dix minutes plus tard, elle reparaissait dans sa chambre, le visage rafraîchi, la physionomie reposée; à peine si les yeux avaient un éclat plus fiévreux. Puis, en hâte, elle se refaisait habiller. Elle était prête enfin, et alors, son regard tomba sur son revolver.
Non, pas un joujou de jolie femme.
Un bon revolver, de moyen calibre, avec lequel, mille fois, elle avait percé une planche à quinze pas.
Le revolver et le flacon de strychnine ne la quittaient jamais.
Seulement, elle gardait le flacon de poison dans une pochette invisible de son corsage, et mettait l’arme dans le mignon petit sac, qui contenait aussi son flacon d’essence, sa boîte à poudre de riz, son porte-monnaie et autres menus objets.
Il était neuf heures et demie.
À dix heures, Adeline entrait à l’Opéra. La voyant seule, l’un des inspecteurs du contrôle s’empressa de l’escorter jusqu’à sa loge, où elle s’installa un peu en retrait la figure abritée par son face-à-main.
Tout de suite, ses yeux tombèrent sur Gérard et Lise. Elle ne vit qu’eux deux dans la salle. Il lui eût été impossible de voir autre chose et de ne pas les voir à l’instant même. Son regard alla d’instinct et presque magnétiquement à eux.
Ils étaient dans une loge de face, Lise seule sur le devant, Gérard un peu en arrière.
Adeline souriait…
Elle sentait qu’elle devait être affreusement pâle, mais ne craignait pas que cette pâleur fût remarquée. L’emploi des poudres et des crayons dont elle possédait à fond la difficile science lui faisait un masque.
Ce masque rose et blanc, avec ses lèvres de carmin, ce masque, immobile, souriait…
Ses yeux seuls, qu’elle savait à l’abri, traduisaient l’angoisse mortelle qui la bouleversait.
Parfois, Gérard se penchait vers Lise, et lui disait quelques mots à l’oreille. Alors, Adeline la voyait sourire. Et alors, ses mains, à elle, tremblaient. Elle souffrait. Dans son âme se développaient des lamentations effroyables, sous ce masque muet et souriant, il y avait des hurlements de mort…
Et alors, pour se calmer, elle s’ingéniait à détailler la toilette de Lise, toute simple, mais d’une délicieuse harmonie des soieries roses qui formaient un cadre merveilleux à sa beauté délicate.
Читать дальше