– Venez, reprit le baron. Vous alliez me parler, me dire quelque chose lorsque ces hommes sont arrivés…
– Oui, j’ai quelque chose à vous dire, fit Jean Nib avec un accent étrange d’où toute émotion avait disparu… Allons.
Chose singulière, ce fut Jean Nib qui marcha le premier. C’est lui qui semblait conduire le baron d’Anguerrand. C’était l’escarpe qui précédait le maître du logis et, pour ainsi dire, lui faisait les honneurs de la maison. Hubert éprouvait cet étonnement qui précède les grandes secousses de l’esprit. Il suivait Jean Nib sans pouvoir détacher les yeux de sa haute stature, et la décision, l’attitude de l’homme redoublaient son étonnement.
Jean Nib parvint jusqu’au grand salon dont Finot avait fait défoncer la porte. Le baron vit que l’escarpe avait pris place dans un fauteuil, non loin du portrait de la baronne. Hubert ne fit aucune observation et s’assit lui-même en face de Jean Nib. L’idée ne lui vint pas que peut-être il avait affaire à un fou. Une curiosité suraiguë s’était emparée de lui.
– Je vous écoute, dit-il.
– Monsieur, dit Jean Nib, après quelques minutes de silence où il parut se recueillir, je vais vous dire qui je suis et ce que je suis; après cela, je vous dirai ce que je venais faire ici ce soir… Avez-vous gardé un souvenir bien exact de notre première entrevue? Me reconnaissez-vous bien?
– Parfaitement. Un soir que je m’étais endormi dans le cabinet d’où nous sortons, un bruit, un souffle plutôt m’a réveillé tout à coup, et j’ai vu un homme, le couteau à la main, prêt à m’assassiner. Cet homme, c’était vous. Vous voyez que je vous reconnais et que je me souviens.
Un frémissement, parcourut l’escarpe. Sa rude physionomie se troubla. Un instant ses yeux se voilèrent. Mais presque aussitôt il reprit cette fermeté qui donnait au baron l’illusion de se trouver dans une situation exceptionnelle et devant un homme intimement mêlé à sa destinée.
– C’est bien cela, dit Jean Nib, en hochant la tête. Je ne vous ai pas tué, monsieur, mais je dois vous dire j’étais venu pour vous tuer, vous et votre fille… Ne vous alarmez pas… je parle parce que c’est nécessaire.
– Je n’ai pas peur, dit rudement le baron. Est-ce qu’on a peur d’un escarpe?
Ces paroles ne lui furent pas plutôt échappées qu’il les regretta. Jean Nib avait frissonné et baissé la tête. Mais bientôt, cette tête, il la releva, flamboyante, sur le baron.
– Escarpe? Oui, c’est le mot… Je continue donc. Je me suis saisi de vous ainsi que de votre fille. Et tous deux vous avez été séquestrés, deuxième crime… À la masure du Champ-Marie, je me suis trouvé en présence de votre fils Gérard, et vous avez vu que je l’ai frappé, lui. Troisième crime… Laissez-moi parler: je vous dis que c’est nécessaire, et vous pouvez croire que j’aimerais mieux me taire… Ce n’est pas tout: il y a une chose que vous ignorez. Un soir que j’avais pu pleurer celle que j’aime, je me suis rappelé toutes les richesses accumulées ici, et je suis venu pour voler. Je n’ai rien emporté, pourtant; c’est que j’ai vu sur la table de votre cabinet deux enveloppes, l’une destinée à votre fille Valentine, l’autre… à votre fils Edmond.
En prononçant ce mot, Jean Nib jeta un ardent regard sur le baron.
Celui-ci soupira; une larme pointa à ses yeux.
L’escarpe nota ce soupir et cette larme.
– Alors, continua-t-il, j’ai pensé qu’un jour ou l’autre, je pourrais faire ici un coup qui pour toujours m’enrichirait. Il s’agissait de plusieurs millions… Et, pour ne pas donner l’éveil, je me suis retiré sans rien prendre. Mais le crime n’en existe pas moins. Ça fait quatre…
Le baron songea que l’escarpe allait lui demander ces millions entrevus. Une seconde, il eut la sensation que Jean Nib allait se lever, bondir sur lui… Mais cette pensée, il la repoussa violemment… Non. C’était d’autre chose qu’il s’agissait… d’une chose inconnue, plus terrible que le vol ou l’assassinat…
Jean Nib n’avait pas fait un mouvement, d’ailleurs.
– Ça fait quatre, reprit-il lentement (et il était impossible de surprendre dans sa voix cette forfanterie dont parfois les criminels se glorifient). Voilà tout, en ce qui vous concerne. En voilà assez pour me conduire au bagne. Mais ce n’est pas tout. Je m’appelle Jean Nib, monsieur. Si vous aviez interrogé l’agent Finot, qui était ici tout à l’heure pour m’arrêter, il vous eût dit que je suis recherché pour diverses affaires. J’ai volé. Pour me défendre, j’ai dû jouer du couteau. Pourtant, laissez-moi vous dire: je ne suis pas un assassin. Dans la bataille, quelquefois, seul contre cinq ou six hommes armés, j’ai défendu ma peau comme j’ai pu. C’est la guerre qui veut ça. J’ai fait la guerre à ceux qui ont, moi qui n’avais rien. C’est pour vous dire: je suis un bandit; et lorsque Finot me mettra la main au collet, Paris sera débarrassé. Moi au bagne, bien des gens dormiront tranquilles. Voilà ce que je suis… qu’en pensez-vous?
– Je vous plains, dit le baron d’Anguerrand.
– Vous me plaignez? Vous pensez donc qu’un jour ou l’autre, j’expierai mes crimes?
– Je pense que nul n’échappe à sa destinée… je pense que vous vous êtes mis hors la loi, hors la société… je crois, en effet, que tôt ou tard vous succomberez dans l’effroyable lutte. Vous succomberez parce que cela est juste, parce que toute faute s’expie.
Le baron parlait sincèrement. Il croyait que l’escarpe, touché de repentir, obéissait au remords en avouant ses crimes. Il éprouvait une réelle pitié pour cet homme, et déjà songeait aux moyens de l’encourager dans la bonne voie où il le supposait.
– Ainsi, reprit Jean Nib, vous croyez que j’irai au bagne?…
Hubert garda le silence.
– Vous ne dites rien? Vous n’osez pas? Vous pensez que j’ai mérité le bagne? Que je dois y aller?…
– Je vous assure, fit le baron, tout cela est bien pénible. Pourquoi ces questions?… Voyons, je vous ai surpris cette nuit dans mon hôtel, où vous êtes entré par effraction. En ne vous livrant pas aux policiers, j’ai obéi à un sentiment plus fort que moi et qui m’étonne maintenant. Mais enfin, je vous ai donné, il me semble, une preuve de bienveillance assez rare. Maintenant, vous vouliez me parler, et vous me dites vos fautes passées. Que puis-je vous dire, sinon que, pour mon compte, je vous pardonne?… Puisse la société vous pardonner aussi!… Écoutez, vous m’avez, peut-être malgré vous, rendu au Champ-Marie un service que je ne puis oublier… Si vous vous repentez, si vous avez entrepris de devenir un honnête homme, je puis vous aider… Je vous fournirai les moyens de passer en Amérique et assez d’argent pour vous y établir… Allons, vous êtes jeune, vous. Vous pouvez recommencer votre vie, et si plus tard les remords vous torturent, vous songerez qu’il y a là-haut quelqu’un qui juge avec plus de justice que les hommes, c’est-à-dire avec plus de miséricorde… Acceptez-vous ce que je vous propose?… Je ne suis pas, moi, le millionnaire que vous croyez. Je ne fais que gérer la fortune de deux êtres qui… mais ne parlons pas de cela!… Je puis prendre une vingtaine de mille francs sur la part de…
Le baron s’arrêta, en proie à une violente émotion.
– La part de qui? demanda Jean Nib avec une avidité dont le baron ne pouvait comprendre le sens.
– De mon fils Edmond murmura Hubert. Peut-être cela lui portera-t-il bonheur. Voyons, reprit-il en se levant, acceptez-vous?
Jean Nib, de nouveau, avait baissé la tête.
Longtemps il garda le silence.
– Pauvre diable songeait Hubert. Il réfléchit… il hésite… Pourtant, vingt mille francs, ce doit être une somme, pour lui… et puis, la certitude d’échapper au châtiment… Mais pourquoi, de quel droit moi-même tenterais-je de le soustraire à la vengeance des lois?… Le service qu’il m’a rendu est-il une raison suffisante?…
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