— Monsieur le commissaire, je vous salue bien.
Nicolas frémit ; la mention de sa fonction par le lieutenant général était le symptôme d’une irritation contenue, d’ailleurs dirigée davantage contre l’inertie ou la résistance des choses que contre ses gens eux-mêmes.
Il paraissait pensif et levait la tête vers les figures du plafond. Nicolas, après avoir respecté le silence de son chef, entreprit de lui faire son rapport. Il donna le nombre des morts qui, au petit matin, approchait la centaine. Toutefois, selon lui, ce chiffre pourrait bien être largement dépassé et multiplié par dix, si nombreux étaient les blessés qui ne se remettraient sans doute pas des dommages subis.
— Je sais ce que vous avez fait, vous et Bourdeau. Croyez que c’est pour moi un réconfort de savoir que vous étiez là et que vous témoigniez pour notre maison.
Nicolas jugea M. de Sartine atteint, et le mal plus profond que tout ce qu’il aurait pu supposer. Ses manifestations de satisfaction étaient si rares qu’elles faisaient figure d’événement. En tout cas, elles n’intervenaient jamais dans le cours d’une action ou d’une affaire. Il le voyait, indécis, ouvrir et refermer machinalement son livre. Sartine reprit à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même :
— « Cet homme a gâché ma fortune et la valeur s’appelle folie quand elle s’oppose à des murs qui s’écroulent... »
Nicolas sourit intérieurement et récita à haute voix :
— « ... Cette racaille dont la rage comme des eaux retenues rompt ses digues et submerge ce qu’elle a supporté. »
Il entendit le livre se fermer sèchement M. de Sartine redescendit sans hâte, se retourna, fixa Nicolas avec une sévérité ironique et murmura :
— Vous vous permettez d’improviser sur mon propos, je crois bien !
— Je m’efface derrière Coriolan [11] Tragédie de Shakespeare.
et prolonge le sien.
— Allons, monsieur le shakespearien, votre avis sur cette nuit ? « Peignez-moi dans ces horreurs Nicolas éperdu... ».
— Impréparation, improvisation, coïncidences et désordre.
Il relata sa nuit sans allonger un récit dont les détails ne pouvaient être ignorés de Sartine, toujours au fait par des voies mystérieuses et efficaces de tout ce qui pouvait advenir d’heureux ou de tragique dans la capitale confiée à ses soins. Il rappela l’incident avec le major des gardes de la Ville, décrivit, en insistant sur les détails éloquents, la disposition des lieux, l’absence de toute organisation, l’incident initial du feu d’artifice et la catastrophe qui en avait été la conséquence obligée. Il ne manqua pas de signaler combien certains privilégiés s’étaient distingués sur ce champ de bataille en se taillant un passage à coups de canne et même d’épée et en lançant leurs voitures au galop dans la foule, ni que les circonstances avaient laissé le champ libre aux mauvais coups des filous et des malfrats des faubourgs.
Sartine, qui s’était assis dans une bergère tapissée de satin cramoisi, écoutait les yeux mi-clos, le menton appuyé sur sa main. Nicolas nota sa pâleur, ses traits tirés, les taches sombres qui s’élargissaient sur ses pommettes. Lorsqu’il avait rencontré le magistrat pour la première fois, celui-ci passait pour plus âgé qu’il n’était en réalité. Il jouait de cette apparence pour affirmer son autorité auprès d’interlocuteurs plus chenus que sa trentaine ambitieuse ne convainquait pas toujours. Il ne daigna regarder Nicolas qu’au récit de ses aventures de ramoneur, jetant alors un regard aigu de bas en haut sur la tenue de son adjoint, qui confirma à celui-ci le bien-fondé de sa toilette. Le sourire satisfait qui éclaira l’espace d’un instant le visage de son chef lui fut une éphémère, mais précieuse, satisfaction.
— Fort bien, dit Sartine, c’est ce que je craignais...
Il semblait éprouver une joie amère à constater que les faits, une fois de plus, avaient justifié ses inquiétudes. Il frappa du poing sur la précieuse marqueterie d’une table à trictrac qui se trouvait devant lui.
— J’avais pourtant indiqué à Sa Majesté que la Ville n’était pas en mesure de maîtriser un événement de cette dimension.
Il se replongea dans sa méditation, puis murmura :
— Onze ans sans drame ni faux pas, et voilà qu’un Bignon, ce prévôt de pacotille, sans raison ni pouvoir, usurpe mon autorité, piétine mes plates-bandes, me coupe l’herbe sous le pied et saccage mon pré carré !
— On sera vite avisé des responsabilités de chacun, risqua Nicolas.
— Croyez-vous vraiment cela ? Avez-vous jamais affronté ces serpents et la guerre des langues, plus meurtrière à la Cour qu’un champ de bataille ? La calomnie...
Nicolas sentait encore les douleurs persistantes sur son corps de quelques cicatrices qui témoignaient des risques pris et des dangers affrontés, tout aussi réels que ceux au milieu desquels naviguait à vue le puissant lieutenant général de police.
— Monsieur, votre passé, la confiance que le souverain...
— Calembredaines, monsieur ! La faveur est par essence volatile comme disent nos apothicaires et chimistes de salon ! On se souvient toujours du mal que l’on vous prête. Prend-on jamais en compte nos peines et nos succès ? C’est très bien ainsi. Nous sommes les serviteurs du roi pour le meilleur et pour le pire, et quoi qu’il puisse nous en coûter. Mais que ce serin de prévôt, ancré sur ses alliances, ses cousinages et qui a tout obtenu sans jamais rien rechercher ni mériter, soit la cause de ma disgrâce, voilà qui m’afflige cependant. Il est de ceux que remplit de morgue le fait de monter un bon cheval, d’avoir un panache à leur chapeau, et de porter des habits somptueux. Quelle folie ! S’il y a gloire à cela, elle est pour le cheval, pour l’oiseau et pour le tailleur !
Il frappa à nouveau la table de jeu. Nicolas, ébahi de ces éclats inusités, soupçonnait un peu de théâtre chez son chef et flairait la citation sous son dernier propos, mais aucun auteur ne lui venait à l’esprit.
— Mais nous nous égarons, reprit Sartine. Prêtez-moi une exacte attention. Vous êtes à moi depuis bien longtemps et, à vous seul, je puis dévoiler le dessous des cartes. Si cette affaire me tient tant à cœur, c’est que de grands intérêts s’agitent toujours sous les luttes d’influence. Vous savez mon amitié pour le duc de Choiseul, le principal ministre. Bien qu’il y ait eu quelques mésintelligences entre eux, et quelquefois des méfiances, il était demeuré, au bout du compte, proche de Mme de Pompadour...
Il s’interrompit.
— Vous l’avez connue et approchée ?
— J’ai eu souvent le privilège de l’entretenir et de la servir, au début de mon travail auprès de vous.
— Et même, s’il m’en souvient, de lui rendre de signalés services [12] Cf. L’Énigme des Blancs-Manteaux et L’Homme au ventre de plomb.
. La pauvre amie, la dernière fois qu’elle me reçut, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même... Elle était brûlante et se plaignait d’être glacée ; elle avait la mine sucée et le teint truité, diminuée, comme effacée...
Le lieutenant général s’interrompit, comme écrasé par le poids d’une image ou ému par des souvenirs trop lourds à évoquer.
— Je m’égare à nouveau. Mes relations avec la nouvelle favorite sont d’une nature toute différente. Elle n’a ni les relations, ni l’intelligence politique, ni la subtile influence de la dame de Choisy [13] Ainsi appelait-on la marquise de Pompadour, qui possédait ce château près de Paris.
, laquelle s’imposait par l’éducation, l’élégance composée, un goût sûr des arts et des lettres, et sa séduction native, toute Poisson qu’elle fût née. Celle-là, brave fille au demeurant, a été jetée sans préparation, sinon celle des mauvais lieux, ni usage du monde dans les méandres subtils de la Cour.
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