Mais il y avait autre chose.
Le système de Resurgam orbitait autour d’une vaste étoile binaire. Delta Pavonis était l’étoile qui donnait la vie mais, comme elle le savait déjà, elle avait une jumelle morte. Sa noire compagne était une étoile neutronique, qui se trouvait à dix années-lumière de Pavonis, assez loin pour permettre à des orbites planétaires stables de s’établir autour des deux étoiles. De fait, l’étoile neutronique avait une planète à elle. Volyova en connaissait d’ailleurs l’existence avant que les « cailloux » ne lui rapportent l’information. Qui se bornait, dans la base de données du vaisseau, à une ligne de commentaire et un défilement de chiffres abscons. Ces mondes étaient invariablement chimiquement morts, sans atmosphère et biologiquement inertes, stérilisés par les vents que soufflait l’étoile neutronique lorsqu’elle était encore un pulsar. Des grumeaux de mâchefer stellaire, se disait Volyova. Guère plus intéressants, en tout cas.
Mais près de ce monde se trouvait une source neutronique. Faible – tout juste détectable –, et pourtant elle ne pouvait l’ignorer. Volyova prit quelques instants pour digérer cette information avant de la régurgiter comme un petit noyau de certitude. Seule une machine pouvait créer une telle signature. Et ça l’inquiétait.
— Vous avez vraiment passé tout ce temps sans dormir ? demanda Khouri, peu après son réveil, alors qu’elles allaient voir le capitaine.
— Pas vraiment, répondit Volyova. Même mon corps a parfois besoin de sommeil. J’ai essayé de m’en passer, à un moment donné ; il y a des drogues, vous savez… et des implants qui peuvent être insérés dans le système réticulaire activateur, la région du cerveau qui commande le sommeil, mais il faut quand même évacuer les toxines de la fatigue.
Khouri tiqua. Il était évident que Volyova trouvait le sujet des implants à peu près aussi agréable qu’une rage de dents.
— Il s’est passé des choses ? demanda Khouri.
— Rien dont vous deviez vous inquiéter, répondit Volyova en tirant sur sa cigarette.
Khouri pensait qu’elle lui avait dit tout ce qu’elle avait à lui dire lorsque l’autre la regarda fixement, l’air mal à l’aise.
— Cela dit, maintenant que vous m’y faites penser, il s’est passé quelque chose. Deux choses, en fait, sur l’importance relative desquelles je m’interroge. La première ne vous concerne pas directement. Quant à la seconde…
Khouri scruta le visage de Volyova à la recherche d’un indice marquant le passage du temps. Sept années avaient passé depuis la dernière fois qu’elles s’étaient vues, mais elle n’avait pas vieilli d’un jour, ce qui voulait dire qu’elle s’était administré des drogues antisénescence. Elle avait un peu changé de tête, mais seulement parce qu’elle s’était laissé pousser les cheveux. C’est-à-dire qu’elle avait toujours les cheveux courts, mais ils avaient plus de volume, et ça adoucissait les lignes anguleuses de sa mâchoire et de ses pommettes. Si elle avait changé en quoi que ce soit, se dit Khouri, elle avait plutôt l’air plus jeune que plus vieille. Elle tenta pour la énième fois d’estimer son âge physiologique réel, mais en vain.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Vous n’auriez pas dû avoir d’activité neurale pendant que vous étiez en cryosomnie, et vous en avez eu une inhabituelle. À vrai dire, ce que j’ai vu n’aurait pas eu l’air normal même chez un sujet éveillé. On aurait dit qu’une petite guerre se déroulait dans votre tête.
L’ascenseur était arrivé à l’étage du capitaine.
— C’est une analogie intéressante, dit Khouri en prenant pied dans la coursive glacée.
— À supposer que c’en soit une. Je pensais bien que vous n’aviez pas eu conscience de grand-chose.
— Je ne me rappelle absolument rien, répondit Khouri.
Volyova resta silencieuse jusqu’à ce qu’elles arrivent à la nébuleuse humaine qui était le capitaine. Luisant, désagréablement glaireux, il ressemblait moins à un être humain qu’à un ange qui se serait écrasé sur une surface dure. L’antique caisson dans lequel il avait été enfermé était maintenant cassé et fissuré. C’est tout juste s’il fonctionnait encore, et le froid qu’il produisait ne suffisait pas à empêcher la prolifération de la peste. Le capitaine Brannigan avait plongé des douzaines de radicelles dans le vaisseau, maintenant. Des radicelles que Volyova suivait à la trace mais ne pouvait empêcher de s’étendre. Elle aurait pu les couper, mais quel effet cela aurait-il eu sur le capitaine ? Pour ce qu’elle en savait, c’était tout ce qui le maintenait en vie, si l’on pouvait qualifier de vie cette existence végétative. Les radicelles allaient finir par envahir tout le vaisseau, se disait Volyova, et à ce moment-là il serait probablement malavisé de faire la distinction entre le bâtiment et le capitaine. Évidemment, elle avait un moyen bien simple de stopper cet envahissement : l’éjection de cette partie du vaisseau. Elle n’aurait qu’à l’éradiquer, exactement comme un chirurgien du temps jadis aurait traité une tumeur particulièrement vorace. Le volume que Brannigan avait absorbé était encore raisonnable, et ne ferait guère défaut au bâtiment. Ses transformations se poursuivraient sans doute, mais, faute de substance pour les entretenir, elles se tourneraient incestueusement vers elles-mêmes, jusqu’à ce que la vie chasse la vie de ce qu’il était devenu.
— Vous envisageriez de faire cela ? demanda Khouri.
— En effet, confirma Volyova. Mais j’espère que nous ne serons pas obligés d’en arriver là. Avec tous les échantillons que j’ai prélevés, c’est bien le diable si je n’arrive pas à un résultat. J’ai trouvé un remède : un antivirus qui paraît plus fort que la peste ; il en perturbe le mécanisme plus vite que la peste ne le subvertit. Je ne l’ai encore testé que sur des fragments, mais je ne vois pas comment je pourrais aller plus loin, parce que les tests sur le capitaine exigent des compétences médicales qui me font défaut.
— Évidemment, répondit hâtivement Khouri. Et si vous ne le faites pas vous-mêmes, vous serez bien obligés de faire appel à Sylveste, non ?
— Peut-être, mais il ne faut pas sous-estimer ses capacités. Ou celles de Calvin, je dirais.
— Et vous pensez qu’il vous aidera, juste comme ça ?
— Non, mais il ne nous a pas aidés de son plein gré la première fois non plus, et nous l’y avons bien obligé quand même.
— Par la force, vous voulez dire ?
Volyova prit le temps de prélever une écaille sur l’un des tentacules pareils à des tuyaux juste avant qu’il ne s’enfonce dans une masse intestinale de plomberie métallique.
— Sylveste a des obsessions, dit-elle. Et ces gens-là sont plus faciles à manipuler qu’ils ne l’imaginent. Ils sont tellement pris dans leur truc qu’ils ne remarquent pas toujours qu’ils succombent à la volonté de quelqu’un d’autre.
— La vôtre, par exemple.
Volyova prit l’échantillon, pas plus gros qu’une rognure d’ongle, et le mit de côté aux fins d’analyse.
— Sajaki vous a dit que, les mois où il avait disparu, il était en fait ici, à bord ?
— Ses trente jours dans le désert.
— Quelle imbécillité ! fit Volyova entre ses dents. Pourquoi faut-il toujours qu’on donne à ça une connotation biblique ? Il avait déjà un complexe assez messianique comme ça, croyez-moi ! Enfin… c’est vrai, nous l’avions fait venir à bord. Et la chose intéressante, c’est que ça s’est passé trente bonnes années avant que l’expédition de Resurgam ne quitte Yellowstone. Maintenant, je vais vous dire un secret : avant de retourner sur Yellowstone et de vous recruter, nous ignorions tout de cette mission. Nous pensions encore trouver Sylveste sur Yellowstone.
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