— Du pur bavardage humain, en d’autres termes.
— Oui. Nous l’emmenons avec nous, où que nous allions.
Volyova s’appuya à son dossier et ordonna au système audio de monter le volume des voix chagrinées, étirées par le temps. Ce signe de présence humaine aurait dû faire paraître moins lointaines, moins froides, les étoiles, mais il parvenait au résultat exactement opposé, tout comme les histoires de fantômes qu’on se raconte autour d’un feu de camp ne réussissent qu’à magnifier les ténèbres au-delà des étoiles. Pendant un instant, un instant qu’elle savoura intensément, quoi que Khouri puisse en penser, elle se plut à croire que l’espace interstellaire au-delà de la paroi de verre était vraiment hanté.
— Tu ne remarques rien ? demanda Sylveste.
La muraille constituée de blocs de granit en forme de chevrons était interrompue en cinq points par des guérites au fronton orné de têtes d’Amarantins sculpturales, dans un style pas tout à fait réaliste qui rappelait l’art précolombien. Sur la paroi courait une frise de céramique représentant des fonctionnaires amarantins se livrant à des activités sociales complexes.
Avant de répondre, Pascale prit le temps de regarder les différents personnages de la frise.
Ils étaient représentés avec des instruments aratoires assez semblables à ceux de l’histoire agricole humaine, parfois des armes – des piques, des arcs et une sorte de mousquet –, mais leurs postures n’étaient pas celles de guerriers engagés dans un combat ; ils étaient raides et figés, comme des personnages égyptiens. Il y avait des chirurgiens, des tailleurs de pierre, des astronomes – des fouilles récentes avaient confirmé que les Amarantins avaient inventé le télescope réflecteur et même à réfraction –, des cartographes, des verriers, des fabricants de cerfs-volants et des artistes. Chaque personnage symbolique était surmonté par une chaîne bimodale de formes graphiques interprétée en bleu cobalt et doré, nommant le groupe qui assumait la tâche accomplie par la figurine.
— Ils n’ont pas d’ailes, remarqua Pascale.
— Non, confirma Sylveste. Elles se sont changées en bras.
— Mais qui pourrait trouver à redire à une statue de dieu avec des ailes ? L’homme n’a jamais eu d’ailes ; ça ne nous a pas empêchés d’en doter les anges. Une espèce qui aurait vraiment eu des ailes dans le passé aurait dû avoir encore moins de réticences, enfin, je crois…
— Tu oublies le mythe de la création.
Il y avait quelques années seulement que les archéologues avaient compris le mythe fondateur ; ils l’avaient déduit de versions enjolivées, plus tardives. D’après le mythe, les Amarantins avaient jadis partagé le ciel avec les autres créatures ailées qui existaient encore sur Resurgam pendant leur règne. Les spécimens de cette époque avaient été les derniers à connaître la liberté de voler. Ils avaient passé un marché avec le dieu qu’ils appelaient le Faiseur d’Oiseaux, troquant le don de voler contre celui de penser. Ce jour-là, ils avaient levé leurs ailes au ciel et un feu dévorant les avait transformées en cendres, les bannissant des airs pour toujours et à jamais.
Afin qu’ils conservent éternellement le souvenir de leur accord, le Faiseur d’Oiseaux les avait dotés de moignons d’ailes inutiles, munis de griffes, tout juste suffisants pour leur rappeler ce à quoi ils avaient renoncé, et leur permettre de commencer à écrire leur histoire. Une flamme brûlait aussi dans leur esprit, mais c’était la fièvre inextinguible appelée être. Cette lumière brillerait toujours, leur dit le Faiseur d’Oiseaux, tant qu’ils n’essaieraient pas de défier sa volonté en reprenant leur essor. S’ils faisaient cela, le Faiseur d’Oiseaux reprendrait l’âme qui leur avait été donnée le Jour de la Brûlure des Ailes, il leur en faisait le serment.
Une civilisation manifestant la volonté de se tendre un miroir à elle-même : quoi de plus compréhensible ? Voilà comment Sylveste interprétait ce mythe. Il devait son sens à l’étendue et à la profondeur auxquelles il avait imprégné leur culture, alors qu’au départ ce n’était qu’une religion qui avait supplanté toutes les autres et subsisté, à travers différents récits, pendant un nombre de siècles inconcevable. Elle avait sans aucun doute formé leur pensée et leur comportement, de façons trop complexes, peut-être, pour qu’on tente de les deviner.
— Je comprends, dit Pascale. Ne pouvant supporter de ne pas voler, ils ont forgé de toute pièce cette histoire de Faiseur d’Oiseaux afin de se croire supérieurs aux espèces encore capables de voler.
— Oui. Et tant qu’ils y ont cru, elle a eu un effet secondaire inattendu : elle les a à jamais dissuadés de recommencer à voler. Un peu comme le mythe d’Icare, sauf qu’il témoignait d’une emprise plus forte sur la psyché collective.
— Mais si tel est le cas, la silhouette de la tour…
— C’est un immense pied de nez au dieu auquel ils croyaient, quel qu’il soit.
— Et pourquoi auraient-ils fait une chose pareille ? objecta Pascale. Les religions disparaissent, sont remplacées par d’autres. J’ai du mal à croire qu’ils auraient construit cette cité, et tout ce qu’elle renferme, rien que pour insulter leur ancien dieu…
— Je n’y crois pas non plus. Ce qui suggère une tout autre explication.
— Laquelle, par exemple ?
— Qu’un nouveau dieu a pris sa place. Un dieu avec des ailes.
Volyova avait décidé qu’il était temps de montrer à Khouri ses instruments de travail.
— Cramponnez-vous, dit-elle alors que l’ascenseur approchait de la cache d’armes. Les gens ont souvent du mal, la première fois.
— Dieu… souffla Khouri en se plaquant instinctivement contre le fond de la cabine. Mais comment… C’est trop grand pour tenir dans le vaisseau !
L’ascenseur s’était mis à ramper, tel un insecte minuscule, sur la paroi d’un immense espace, et son champ de vision s’était soudainement élargi d’une façon choquante.
— Oh, ce n’est rien. Il y a quatre autres soutes aussi vastes. La Deux est réservée à l’entraînement pour les opérations de surface. Deux soutes sont vides ou imparfaitement pressurisées. La quatrième contient des navettes et des systèmes de véhicules intégrés. Celle-ci est la seule cache d’armes.
— Vous voulez parler de ces choses ?
— Oui.
La soute contenait quarante armes secrètes toutes légèrement différentes les unes des autres, et qui avaient pourtant un air de famille, la même allure générale. Elles étaient toutes moulées dans un alliage vert bronze et aussi vastes que des vaisseaux de taille moyenne, mais aucune ne comportait les hublots, les trappes d’accès ou les systèmes de communication qui auraient été visibles sur la coque d’un engin spatial ; elles n’arboraient pas non plus de marques distinctives. Certaines étaient bourrées de ce qui était peut-être des réacteurs verniers, mais ils n’étaient là que pour permettre leur déplacement et leur positionnement, un peu comme un cuirassé ne servait qu’à faire pivoter et à braquer ses énormes canons.
C’était pourtant exactement ce qu’étaient les armes secrètes.
— Classe d’enfer, dit Volyova. C’est comme ça que leurs fabricants les appelaient. Il y a plusieurs siècles de ça, évidemment.
Volyova regarda sa recrue estimer du regard la taille titanesque de la plus proche arme secrète. Ainsi suspendue à la verticale, son axe longitudinal parallèle à celui du vaisseau, on aurait dit le sabre de cérémonie d’un seigneur de guerre. Comme les autres armes, elle était entourée d’une carcasse qui avait été ajoutée par l’un de ses précédents propriétaires, carcasse à laquelle étaient reliés divers tableaux de commandes, manettes et autres dispositifs de manœuvre. Toutes les armes étaient placées sur des rails – un labyrinthe à trois dimensions d’embranchements et d’interrupteurs – qui convergeaient plus bas, dans la chambre, et descendaient en dessous dans un volume beaucoup plus restreint, assez vaste néanmoins pour recevoir une arme à la fois. C’était de cet endroit que les armes pouvaient être déployées hors de la coque, dans l’espace.
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