— Yuuji, dit-elle. Je n’aime pas ça. Pas du tout.
— Je ne peux pas t’en vouloir.
— Quel genre de fou fabriquerait son propre cercueil ?
— Un fou très appliqué, je dirais. Enfin, c’est là, et c’est probablement le seul aperçu de son esprit dont nous disposerons jamais. Que dis-tu des motifs ?
Le calme de Sajaki était contagieux. Elle répondit d’un ton sentencieux :
— C’est à l’évidence une projection de sa psychose, sa matérialisation. Je devrais étudier l’imagerie. Ça me donnera peut-être une idée. Afin que nous ne refassions pas la même erreur, tu comprends, ajouta-t-elle précipitamment.
— C’est la prudence même, acquiesça Sajaki en s’agenouillant pour passer son doigt ganté sur la surface ornée d’entailles rococo. Un sacré coup de chance que tu n’aies pas été obligée de le tuer, en fin de compte.
— Ouais, fit-elle en le regardant bizarrement. Et toi, Yuuji-san, que penses-tu de ces motifs ?
— Je voudrais bien savoir qui ou ce qu’était le Voleur de Soleil, répondit-il en pointant du doigt ces mots, gravés en caractères cyrilliques sur le cercueil. Ça te dit quelque chose ? Enfin, compte tenu de sa psychose, qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire pour Nagorny ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Eh bien, moi, je dirais que dans l’imagination de Nagorny le Voleur de Soleil représente un personnage de son expérience quotidienne, et il y a deux possibilités qui sautent aux yeux.
— Lui ou moi, avança Volyova, consciente qu’elle ne ferait pas si facilement dévier Sajaki de son sujet. Oui, oui, ça au moins, c’est évident… mais ça ne nous aide absolument pas.
— Tu es tout à fait sûre qu’il ne t’a jamais parlé du Voleur de Soleil ?
— Je me souviendrais d’une chose pareille.
On n’aurait su mieux dire : et comment, qu’elle s’en souvenait ! Il avait écrit ces mots avec son sang sur la cloison de sa cabine à elle. Ces mots ne voulaient rien dire pour elle, mais ça ne voulait pas dire qu’ils ne lui disaient rien. Vers la regrettable issue de leur relation professionnelle, Nagorny ne parlait pratiquement que de ça. Ses rêves tournaient exclusivement autour du Voleur de Soleil et, comme tous les paranoïaques, il avait vu la preuve de ses agissements pervers dans les plus routinières des tâches quotidiennes. Que l’une des lampes du vaisseau grille sans raison ou qu’un ascenseur monte au lieu de descendre, et c’était tout de suite l’œuvre du Voleur de Soleil. Ça ne pouvait pas être un simple dysfonctionnement ; c’était forcément la preuve des machinations délibérées d’une entité qui tirait les ficelles en coulisse et que Nagorny était seul à détecter. Volyova avait stupidement ignoré ces signes. Elle faisait des vœux – un peu plus et elle aurait prié – pour que ce fantôme regagne le monde souterrain de son inconscient. Mais le Voleur de Soleil était resté avec Nagorny ; le cercueil, par terre, en était le témoignage.
Non… elle n’aurait jamais pu oublier une chose pareille.
— J’en suis certain, fit Sajaki d’un air entendu, avant de regarder à nouveau le cercueil. Bon, je propose que nous commencions par réaliser une copie de ces sculptures. Ça pourrait nous être utile, bien que ce maudit effet Braille ne soit pas facile à distinguer à l’œil nu. Que crois-tu que ce soit ? demanda-t-il en effleurant, du doigt, une sorte de schéma radial. Des rayons de soleil tombant d’en haut ? Pour moi, on dirait plutôt des ailes d’oiseau. Mais qu’est-ce que ça vient faire là ? Et quelle sorte de langage est-ce censé être ?
Volyova avait beau regarder le cercueil de tous ses yeux, sa complexité grouillante était telle qu’elle n’arrivait pas à l’appréhender. Non qu’elle ne fût intéressée, au contraire. Mais elle aurait voulu cette chose pour elle seule, et que Sajaki en soit aussi loin que possible. Il y avait trop de preuves, ici, des profondeurs de l’abîme dans lequel l’esprit de Nagorny avait sombré.
— Je pense que ça mérite d’être étudié, dit-elle avec circonspection. Tu as dit : « que nous commencions par en faire une copie ». Qu’as-tu l’intention de faire après ?
— Je croyais que c’était évident.
— Détruire ce satané machin, avança-t-elle.
Sajaki eut un sourire.
— Oui, ou le donner à Sudjic. Personnellement, je préférerais le détruire. Il y a mieux à conserver à bord d’un navire qu’un cercueil, tu sais. Surtout un cercueil fait main.
L’escalier n’en finissait pas. À deux cents, et même un peu plus, Khouri cessa de compter les marches. Et puis, au moment où elle avait l’impression que ses genoux allaient la lâcher, elle arriva en haut, devant un long, un interminable couloir blanc dans les murs duquel s’ouvraient une série d’alcôves. C’était comme si elle s’était retrouvée sous un portique au clair de lune. Elle suivit le corridor sur toute sa longueur. Le bruit de ses pas éveillait des échos dans le silence. Elle se retrouva enfin devant une double porte. Les vantaux étaient sculptés de volutes noires, organiques, entourant des incrustations de verre teinté par où filtrait une lumière lavande provenant de la pièce voisine.
Elle était manifestement arrivée.
Il se pouvait, bien sûr, que ce soit une sorte de piège, et qu’en entrant dans l’autre pièce elle commette une forme de suicide. Mais il n’était pas envisageable de faire demi-tour, Manoukhian le lui avait expliqué en long et en large, avec son charme à nul autre pareil. Alors Khouri tourna la poignée et entra. Un agréable parfum fleuri lui chatouilla le nez. Elle eut l’impression qu’elle ne s’était pas lavée depuis un mois, et pourtant quelques heures seulement avaient passé depuis que Ng l’avait réveillée et envoyée tuer Taraschi. Mais, entretemps, la crasse distillée par la pluie de Chasm City s’était agglutinée sur elle, avec sa propre sueur qui puait la trouille.
— Je constate que Manoukhian a réussi à vous amener ici en un seul morceau, dit une voix de femme.
— Moi, ou lui ?
— Les deux, ma chère petite, fit la femme invisible. Vous avez une réputation aussi formidable l’un que l’autre.
Derrière elle, la double porte se referma avec un cliquetis. Khouri commença à regarder autour d’elle. Difficile de distinguer grand-chose dans l’étrange lueur rose qui baignait la pièce. Une pièce en forme de bouilloire. Dans le mur concave étaient encastrées deux fenêtres fermées par des persiennes qui leur faisaient comme des paupières.
— Bienvenue dans mon antre, reprit la voix. Je vous en prie, mettez-vous à votre aise.
Khouri s’approcha des fenêtres. Sur un côté étaient placés deux caissons cryogéniques brillants comme des poissons d’argent. L’un des deux était fermé et en fonctionnement ; l’autre était ouvert. Une chrysalide prête à accueillir un papillon.
— Où suis-je ?
Les persiennes s’ouvrirent.
— Là où vous avez toujours été, répondit la Demoiselle.
Alors elle vit Chasm City comme elle ne l’avait jamais vue : d’une cinquantaine de mètres, peut-être, au-dessus de la Moustiquaire. La cité s’étendait sous la surface crasseuse comme une créature marine, hérissée de pointes fantastiques, conservée dans le formol. Elle n’avait pas idée de l’endroit où elle se trouvait, si ce n’est qu’elle devait être dans l’un des bâtiments les plus hauts ; un bâtiment qu’elle avait probablement cru inhabité.
— J’appelle cet endroit le Château des Corbeaux, à cause de sa noirceur, dit la Demoiselle. Vous l’avez forcément vu.
— Que voulez-vous ? demanda enfin Khouri.
— Je veux que vous fassiez quelque chose pour moi.
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