— Vous avez eu un accident.
— Non… pas moi. Elle. La Demoiselle. C’est comme ça que nous nous sommes connus. Elle était… mais je ne devrais pas vous raconter tout ça, Khouri. Si elle l’apprend, je suis un homme mort. Il n’est que trop facile de se débarrasser d’un corps, dans la Mouise. Hé, vous savez ce que j’y ai trouvé, l’autre jour ? Vous n’allez pas me croire ! Figurez-vous que je suis tombé sur un putain de…
Manoukhian se lança dans une de ces tartarinades dont il avait le secret. Khouri palpa l’une des sculptures, sentit sa froide texture métallique, ses bords tranchants comme des rasoirs. Elles semblaient attendre quelque chose. Leur moment, peut-être, sauf qu’elles n’avaient pas d’infinies réserves de patience. Ils se promenaient là-dedans, Manoukhian et elle, comme deux amateurs d’art furtifs qui se seraient introduits dans un musée en pleine nuit.
La présence de l’homme de main lui inspirait un contentement qui l’intriguait.
— C’est elle qui fait ça ? demanda Khouri, coupant court à son flot de paroles.
— Peut-être, répondit-il. Dans ce cas, on pourrait dire qu’elle a souffert pour son art. Bon. Vous voyez l’escalier ?
Il s’arrêta, lui effleura l’épaule.
— Je suppose que vous allez me demander de le prendre.
— Vous comprenez vite.
Il lui enfonça doucement le canon de son arme dans le dos, juste pour lui rappeler sa présence.
Par un hublot ménagé dans la paroi, près de la cabine du mort, Volyova voyait une planète gazeuse pareille à une mandarine géante. Des orages magnétiques moiraient le pôle sud, plongé dans l’ombre. Ils étaient dans le système d’Epsilon Eridani. Ils y avaient pénétré selon une trajectoire voisine du plan de l’écliptique. Ils n’étaient plus qu’à quelques jours de Yellowstone, et à quelques minutes-lumière à peine de la zone d’échange locale. Ils louvoyaient dans le réseau de communications à vue qui reliait tous les habitats significatifs et les engins spatiaux du système. Leur propre bâtiment avait d’ailleurs changé. Par le hublot, Volyova voyait l’avant de l’un des moteurs Conjoineur. Les moteurs avaient automatiquement réduit leur champ de collecte lorsque l’allure du vaisseau était descendue en dessous de la vitesse d’interception, afin de se conformer subtilement au mode d’intégration du système, la trémie d’entrée se refermant comme une fleur au crépuscule. Les moteurs continuaient, d’une façon ou d’une autre, à générer la poussée, mais la source d’énergie, ou la masse de réaction nécessaire à la propulsion, était encore un des mystères de la technologie Conjoineur. Cela dit, les moteurs ne pouvaient probablement fonctionner de la sorte que pendant une période limitée, ou ils n’auraient pas eu besoin de draguer l’espace afin d’y collecter le carburant nécessaire pour atteindre leur vitesse de croisière…
Elle laissait vagabonder ses pensées en essayant de réfléchir à tout sauf à la grande question du moment.
— Je crois qu’elle va nous poser des problèmes, dit Volyova. De sérieux problèmes.
— À mon avis non, répondit le triumvir Sajaki en se fendant d’un sourire. Sudjic me connaît trop bien. Elle sait que je ne lui ferais pas l’aumône d’une réprimande si elle levait le petit doigt sur un membre du Triumvirat. Je ne lui laisserais même pas le luxe de débarquer sur Yellowstone. Je la tuerais, purement et simplement.
— Ce serait un peu dur, non ? dit-elle, assez lâchement (elle s’en voulut aussitôt, mais c’était ce qu’elle pensait). Je n’ai aucun reproche à lui faire, tu comprends. Après tout, elle n’avait rien de personnel contre moi jusqu’à ce que je… jusqu’à la mort de Nagorny. Tu ne pourrais pas essayer de la dissuader de s’en prendre à moi ?
— À quoi bon ? rétorqua Sajaki. Si elle cherche à te nuire, ce n’est pas un sermon ou une quelconque sanction qui lui fera entendre raison. Elle trouvera bien un moyen de te régler ton compte définitivement. Enfin, je m’étonne que tu partages son point de vue. Il ne t’est jamais venu à l’esprit qu’elle avait pu être contaminée par certains des problèmes de Nagorny ?
— Tu me demandes si je pense qu’elle a toute sa tête ?
— Ça n’a pas d’importance. Elle ne tentera rien contre toi, tu as ma parole. Enfin, je te propose qu’on change de sujet. J’en ai jusque-là, de ce Nagorny.
— Je vois ce que tu veux dire.
C’était plusieurs jours après les retrouvailles de l’équipage. Ils s’apprêtaient à entrer chez le défunt, au niveau 821. Les scellés avaient été appliqués sur sa cabine après sa mort, et les autres n’y avaient pas mis les pieds depuis beaucoup plus longtemps. Même Volyova n’y était pas retournée, de crainte de déplacer un objet, trahissant ainsi son passage.
Elle prononça quelques mots dans son bracelet :
— Neutralisation de sécurité, cabine artilleur Boris Nagorny. Autorisation : Volyova.
La porte s’ouvrit devant eux, provoquant un courant d’air sensiblement plus froid.
— Fais-les entrer, dit Sajaki.
Il ne fallut pas plus de quelques minutes aux cyborgs pour passer l’intérieur en revue et certifier qu’il n’y avait pas de danger évident. Ce qui était peu probable, évidemment, Nagorny n’ayant pas précisément prévu de mourir au moment où Volyova avait programmé son passage à trépas. Mais, avec ce genre de personnage, on ne pouvait jamais être sûr de rien.
Ils entrèrent. Les cyborgs avaient déjà activé les lumières de la pièce.
Comme la plupart des psychopathes qu’elle avait eu l’occasion de rencontrer, Nagorny avait toujours paru satisfait de disposer d’un espace personnel restreint. Sa cabine était encore plus exiguë que celle de Volyova. Il y régnait une netteté méticuleuse, quasi surnaturelle, une sorte de poltergeist à rebours. Ses affaires – il n’avait pas grand-chose – étaient soigneusement rangées et sanglées. Elles n’avaient pas bougé lors des manœuvres du vaisseau qui l’avaient tué.
Sajaki grimaça et se boucha le nez avec sa manche.
— Ça pue, dit-il.
— C’est le bortsch. La soupe de betterave. Je crois que Nagorny aimait bien ça.
— Rappelle-moi de ne jamais y goûter.
Sajaki referma la porte derrière eux.
Les murs de la pièce avaient gardé le froid. D’après le thermomètre, elle était maintenant à la même température que le reste du vaisseau, mais on aurait dit que les molécules d’air conservaient l’empreinte de ces mois sans chauffage. Et ce n’était pas l’austérité renversante de la pièce qui allait effacer cette impression. Par comparaison, la cabine de Volyova était d’un luxe opulent. Le problème n’était pas que Nagorny avait simplement négligé de personnaliser son antre ; c’était plutôt qu’en essayant il s’était tellement planté, selon tous les critères admis, que ses tentatives se heurtaient et faisaient paraître sa carrée encore plus sinistre que s’il n’avait rien fait.
Et s’il y avait une chose qui n’arrangeait rien, c’était bien le cercueil.
C’était le seul objet de la pièce qui n’était pas amarré quand elle avait tué Nagorny. Il était intact, mais Volyova sentait qu’il devait être debout, avant, et dominer la pièce de sa majesté prémonitoire et menaçante. C’était une énorme chose, probablement en fer. Le métal, aussi noir que l’ébène, avalait la lumière comme la surface d’un emboîtement Vélaire. Chaque centimètre carré de la surface était sculpté, orné de bas-reliefs trop complexes pour livrer tous leurs secrets au premier coup d’œil. Volyova regarda la boîte oblongue en silence. Quoi ? pensa-t-elle. Ne me dites pas que Boris Nagorny était capable de faire ça…
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