— Contents de te voir, Ilia ! fit-il en prenant un bol sur la table. Un pamplemousse ?
— Pourquoi pas ? Merci.
Elle s’approcha, prit le bol. Le fruit disparaissait sous une couche de sucre. Elle s’assit délibérément entre les deux femmes : Sudjic et Kjarval. Elles avaient la peau noire et le crâne rasé, en dehors d’une farouche couronne de dreadlocks. Les tresses revêtaient une signification particulière pour les Ultras : elles symbolisaient le nombre de périodes de cryosomnie qu’ils avaient effectuées, le nombre de fois où ils avaient approché la vitesse de la lumière. Les deux femmes les avaient rejoints après que leur propre vaisseau eut été piraté par l’équipage de Volyova. Les Ultras changeaient de camp aussi facilement qu’ils troquaient la glace d’eau, les monopoles et les données qui leur servaient de monnaie. C’étaient deux chimériques avouées, bien que leurs métamorphoses soient modestes par rapport à celles du triumvir Hegazi. Les avant-bras de Sudjic disparaissaient, à partir des coudes, dans des gantelets de bronze travaillé, incrustés de fenêtres d’ormoluwork qui révélaient des holographes perpétuellement mouvants. Les doigts trop minces de ses fausses mains étaient terminés par des ongles de diamant. La majeure partie du corps de Kjarval était organique, mais ses yeux étaient des ellipses rouges réticulées, et son nez aplati n’avait pas de narines, juste des fentes à peine marquées, comme si elle était partiellement adaptée à la vie sous-marine. Elle ne portait pas de vêtements et n’en avait pas besoin avec sa peau lisse, pareille à un fourreau de néoprène couleur d’ébène, sans couture, sans autre ouverture que les yeux, les narines, la bouche et les oreilles. Ses seins n’avaient pas d’aréole. Elle avait des doigts délicats, sans ongles, et ses orteils vaguement esquissés semblaient avoir été dessinés par un sculpteur pressé de passer à autre chose. Volyova s’assit et Kjarval la regarda avec une indifférence un peu trop marquée pour être honnête et sincère.
— Ça fait plaisir de te revoir, fit Sajaki. Tu as dû être occupée pendant que nous dormions. On a raté quelque chose ?
— Bof, tout et rien.
— Voilà une réponse énigmatique : tout et rien. J’imagine qu’entre « tout » et « rien » tu n’as rien remarqué qui pourrait expliquer la mort de Nagorny ?
— Je me demandais où il était. Tu réponds à ma question.
— Mais toi tu n’as pas répondu à la mienne.
Volyova plongea sa cuillère dans son pamplemousse.
— La dernière fois que je l’ai vu, il était vivant. Je n’aurais jamais imaginé… Comment est-ce arrivé ? Un accident ?
— Son caisson cryo l’a réchauffé prématurément. Ce qui a entraîné divers processus bactériologiques. Je suppose que je n’ai pas besoin d’entrer dans les détails, hmm ?
— Pas pendant que nous prenons notre petit déjeuner, non.
Il était évident qu’ils ne l’avaient pas examiné de près car, dans ce cas, ils auraient remarqué les blessures qui avaient entraîné sa mort, bien qu’elle ait tenté de les dissimuler.
— Je regrette, dit-elle avec un rapide coup d’œil en direction de Sudjic. Je ne voulais pas lui manquer de respect.
— Bien sûr que non, fit Sajaki en cassant un petit pain en deux.
Il braqua sur Sudjic ses yeux ellipsoïdaux très rapprochés, comme s’il regardait un chien enragé. Les tatouages qu’il s’était fait faire à l’époque où il infiltrait les Pirates du Ciel Bouphis s’étaient estompés. On n’en voyait plus que de vagues marques blanchâtres malgré les soins attentifs qui lui avaient été dispensés pendant qu’il était en cryosomnie. Peut-être, se dit Volyova, Sajaki avait-il ordonné aux droggs de conserver certaines traces de ses exploits parmi les Bouphis ; un souvenir du butin qu’il leur avait extorqué.
— Je suis sûr que vous serez d’accord pour absoudre Ilia de toute responsabilité dans la mort de Nagorny. Pas vrai, Sudjic ?
— Pourquoi lui mettrions-nous ça sur le dos ? C’était un accident, confirma Sudjic.
— Exactement. Ce qui met fin au problème.
— Pas tout à fait, reprit Volyova. Ce n’est peut-être pas le meilleur moment pour aborder la question, mais… Voilà, poursuivit-elle d’une voix traînante, je voudrais extraire les implants de sa tête. Cela dit, même si vous m’y autorisez, je doute qu’ils soient encore intacts.
— Tu pourrais en faire de nouveaux, non ? suggéra Sajaki.
— Oui, à condition d’avoir le temps, répondit-elle avec un soupir résigné. Et j’aurai besoin d’un nouvel artilleur, aussi.
— Tu pourras en chercher un quand nous serons du côté de Yellowstone, répondit Hegazi.
Les chevaliers joutaient toujours dans la clairière, mais personne ne faisait attention à eux. Pourtant, l’un d’eux semblait avoir des problèmes avec une flèche qui s’était fichée dans sa visière.
— Je suis sûre que nous trouverons quelqu’un qui fera l’affaire, déclara Volyova.
L’air, dans la maison de la Demoiselle, était le plus pur et le plus frais que Khouri ait respiré depuis son arrivée sur Yellowstone (ce qui ne voulait pas dire grand-chose). En réalité, l’air sentait le frais, sans être parfumé. Il évoquait plutôt les odeurs de chlore, de teinture d’iode et de chou de la tente médicale du Bout du Ciel sous laquelle elle avait vu Fazil pour la dernière fois.
La télécabine de Manoukhian leur avait fait traverser la ville en empruntant un aqueduc enfoui dans le sous-sol et partiellement immergé. Ils étaient arrivés dans une caverne souterraine où Manoukhian lui avait fait prendre un ascenseur qui était monté si vite que ses tympans avaient claqué. L’ascenseur les avait déposés dans un hall plein d’ombres et d’échos. Un effet acoustique, vraisemblablement, mais Khouri avait eu l’impression de se retrouver dans un gigantesque mausolée. La lumière qui filtrait par les fenêtres à moucharabieh avait une pâleur nocturne. Comme il faisait encore jour au-dehors, l’effet était subtilement troublant.
— La Demoiselle ne prise guère la lumière du jour, dit Manoukhian en lui indiquant le chemin.
— Sans blague ?
Khouri, dont la vue s’adaptait à l’obscurité, commençait à repérer de grosses masses indistinctes.
— Vous n’êtes pas du coin, hein, Manoukhian ?
— Eh bien, nous sommes deux dans ce cas.
— C’est aussi à la suite d’une erreur administrative que vous êtes venu à Yellowstone ?
— Pas tout à fait.
Elle réalisa que Manoukhian réfléchissait à ce qu’il pouvait lui révéler. C’était sa seule faiblesse, se dit-elle. Pour un homme de main, ou allez savoir quoi, il parlait trop. Le trajet n’avait été qu’une longue série de rodomontades et de vantardises tournant autour de ses exploits à Chasm City. Des histoires qu’elle aurait évacuées d’un haussement d’épaules si elles lui avaient été racontées par tout autre que ce froid personnage à l’accent étranger et au pistolet venu d’ailleurs. Mais l’ennui, avec Manoukhian, c’est qu’une grande partie de ce qu’il racontait pouvait être vraie.
— Non, poursuivit-il, la tentation d’inventer une histoire l’emportant à l’évidence sur la prudente discrétion à laquelle l’incitait son instinct professionnel. Non, ce n’était pas une erreur administrative. Mais c’était bien une espèce d’erreur – ou un accident, en tout cas.
Le couloir était lui aussi plein de grosses masses indistinctes, posées sur de minces piliers plantés dans des socles noirs. Certaines ressemblaient à des tranches de coquille d’œuf écrasée, d’autres évoquaient plutôt de délicats coraux pareils à des circonvolutions cérébrales. Dans la piètre lueur du couloir, tout avait un vague éclat métallique et semblait presque décoloré.
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