Et quand un homme était venu, ce jour-là, lui proposer un contrat d’exécutrice, elle avait accepté avec une étonnante facilité.
L’homme s’appelait Tanner Mirabel. C’était un ex-soldat du Bout du Ciel, comme elle. Une sorte de tête chercheuse, à l’affût de nouveaux assassins potentiels. Ses indics lui avaient signalé les compétences de Khouri dès sa sortie de cryosomnie. Mirabel l’avait mise en contact avec un certain Ng, hermétique de premier niveau. Un entretien avec Ng avait rapidement suivi, puis toute une batterie de tests psychomoteurs. Les assassins devaient figurer au nombre des êtres les plus sains, les plus analytiques de la planète. Ils devaient savoir avec précision quand une élimination était légale et quand elle franchissait la frontière parfois floue avec le meurtre, au risque de faire sombrer dans la Mouise les actions de la plus solide des compagnies.
Elle avait passé tous ces tests haut la main.
Il y en avait eu d’autres encore : les contractants exigeaient parfois d’étranges modes d’exécution, tout en se disant secrètement qu’ils n’en arriveraient jamais là, parce qu’ils se croyaient assez rusés et pleins de ressources pour échapper à l’assassin, en quelques semaines ou en quelques mois. Khouri avait dû se familiariser avec toutes sortes d’armes, se découvrant un don qu’elle n’avait jamais soupçonné.
Mais elle n’avait jamais vu une arme tout à fait comme celle que la petite souris lui avait laissée.
Il ne lui avait pas fallu plus d’une minute pour en assimiler l’assemblage. Une fois remontée, c’était une sorte de fusil d’assaut de précision, au canon perforé, ridiculement obèse. Le chargeur contenait un certain nombre de cartouches qui ressemblaient à des poissons-scie noirs : des fléchettes. Chacune était marquée du minuscule symbole de danger biologique. Cette tête mortelle, holographique, l’avait amenée à s’interroger. C’était la première fois qu’elle utilisait des toxines contre une cible.
Mais quel rapport avec le Monument ?
— Hé, la Caisse, reprit Khouri. Il y a encore une chose…
À cet instant, la cabine heurta brutalement le sol, et les propriétaires de pousse-pousse se mirent à pédaler furieusement pour l’éviter. À la barrière de péage, elle passa son petit doigt dans la fente prévue à cet effet, débitant un compte sécurisé du Dais, impossible à relier avec Oméga Point. C’était vital, parce que tout « client » doté des relations nécessaires aurait pu aisément suivre les mouvements de son assassin en remontant les diverses opérations effectuées par celui-ci dans le système financier erratique de la planète. Les paravents et les cloisons étanches devaient être préservés.
Khouri repoussa la porte en aile de mouette et quitta la cabine. Il pleuvait doucement, comme toujours à ce niveau. C’était ce qu’on appelait la pluie intérieure. Elle fut assaillie par l’odeur de la Mouise, mélange de relents d’égouts, de sueur, d’épices, d’ozone et de feux de camp. Le bruit était tout aussi envahissant : les roues et les sonnettes des pousse-pousse, les coups de trompes, créaient un fond sonore assourdissant, un brouhaha continu, ponctué par les cris des vendeurs ambulants et des animaux en cage, les beuglements des chanteurs et les hologrammes qui baragouinaient dans des langues aussi variées que le norte moderne ou le canasien.
Elle tira sur le large bord de sa faluche et releva le col de sa capote. La cabine accrocha un nouveau câble, très haut, remonta et se perdit bientôt parmi les autres petits points qui se balançaient dans les profondeurs brunâtres du ciel bâché.
— Eh bien, la Caisse, à vous de faire votre numéro, dit-elle.
— Faites-moi confiance. Je le sens bien, celui-là, répondit la voix de Ng, directement dans son crâne.
Le capitaine lui avait donné un excellent conseil, se dit Ilia Volyova. Tuer Nagorny avait vraiment été la seule option viable. Du reste, Nagorny lui avait beaucoup facilité la tâche en essayant de l’éliminer la première, faisant fi de toute considération morale.
Tout avait commencé il y avait déjà quelques mois, et elle avait dû cesser de remettre au lendemain ce qu’elle aurait dû faire depuis longtemps. Le vaisseau allait bientôt arriver en vue de Yellowstone et les autres sortiraient de cryosomnie. À ce moment-là, ses possibilités auraient été sérieusement limitées par le besoin d’entretenir la fiction selon laquelle Nagorny était mort dans son sommeil, par suite d’une avarie de son caisson cryogénique.
Elle avait dû prendre son courage à deux mains et passer aux actes, se dit-elle, assise dans son labo. Sa cabine n’était pas grande, par rapport aux dimensions du Spleen de l’Infini : elle aurait pu s’attribuer une suite princière, si elle avait voulu. Mais à quoi bon ? Ses heures de veille, elle les consacrait aux systèmes d’armement à l’exclusion d’à peu près toute autre chose, et quand elle dormait, elle rêvait encore d’armes. Elle ne s’accordait pas beaucoup de distractions, et rares étaient les luxes dont elle trouvait le temps de profiter – jouir était un terme trop fort. Enfin, elle avait tout l’espace qu’il lui fallait. Plus un lit, et quelques meubles utilitaires, alors que le vaisseau aurait pu lui fournir tous les raffinements imaginables. Elle disposait d’une petite annexe où elle avait fait son laboratoire, et c’était le seul endroit qui témoignait d’un quelconque souci du détail. C’était là qu’elle s’efforçait de trouver des moyens de soigner le capitaine, grâce à des modes d’attaque trop théoriques pour qu’elle en fasse part aux autres membres de l’équipage. Elle ne voulait pas leur donner de faux espoirs.
C’était là aussi qu’elle conservait la tête de Nagorny depuis qu’elle l’avait tué.
Congelée, évidemment. Et cachée dans un casque spatial d’une conception archaïque, qui était entré en mode de cryopréservation d’urgence à la minute où il avait détecté que son occupant avait cessé de vivre. Volyova avait entendu parler de casques munis, au niveau du cou, de diaphragmes tranchants comme des rasoirs, qui détachaient proprement la tête du corps dans des circonstances extrêmes – mais ce n’était pas l’un de ceux-là.
Cela dit, il avait eu une mort intéressante.
Quand Volyova avait raconté au capitaine que Nagorny avait perdu la tête à la suite de ses expériences et qu’il était perturbé par des cauchemars récurrents, le capitaine n’avait pas posé de questions sur ces cauchemars. Sur le coup, Volyova s’en était félicitée, parce qu’elle n’était pas très à l’aise pour en parler elle-même, et encore bien moins pour en analyser le contenu.
Mais, par la suite, elle avait eu beaucoup de mal à éviter le sujet. Le problème, c’est que ce n’étaient pas simplement des cauchemars occasionnels, si dérangeants qu’ils puissent être. Au contraire : si elle avait bien compris, les cauchemars de Nagorny étaient extrêmement répétitifs et détaillés. Ils tournaient essentiellement autour d’une entité appelée le Voleur de Soleil, qui était apparemment devenu son tortionnaire particulier. La façon dont il se manifestait à lui n’était pas tout à fait claire, mais ce qui ne faisait aucun doute, c’est qu’il était accompagné d’une aura de mal absolu. Elle l’avait entrevu dans les esquisses sur lesquelles elle était tombée, un jour, dans la cabine de Nagorny : des créatures hideuses, évoquant des oiseaux squelettiques, aux orbites vides, esquissées à grands coups de crayon fiévreux. Ce coup d’œil lui avait suffi : c’était une plongée dans la folie de Nagorny. Quel rapport y avait-il entre ces phantasmes et les séances d’entraînement dans l’armurerie ? Quelle faille insoupçonnée de son interface neurale avait laissé filtrer le courant dans la partie du cerveau qui provoquait la terreur ? Après réflexion, il était évident qu’elle l’avait trop poussé, et trop vite. Cela dit, elle n’avait fait qu’obéir à Sajaki, qui lui avait ordonné de faire en sorte que son artilleur soit opérationnel immédiatement.
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