Pendant tout ce temps, elle n’avait cessé d’écouter un lourd bruit de pas, quelque part derrière les murets.
— Taraschi ! appela-t-elle. Ne vous compliquez pas les choses. Vous ne pouvez pas fuir !
Sa réponse lui parvint, étonnamment forte et confiante :
— Vous vous trompez, Ana. La fuite est la raison de notre présence ici.
Et merde ! Le client n’était pas censé connaître son nom.
— La fuite, c’est la mort, non ?
— Quelque chose dans ce goût-là, répondit-il, d’un ton apparemment amusé.
Ce n’était pas la première fois qu’elle avait droit à ces rodomontades de la onzième heure. Pour lesquelles, d’ailleurs, elle avait assez tendance à admirer ses proies.
— Vous voulez que je vienne vous chercher, c’est ça ?
— Pourquoi pas ? C’est bien pour ça que nous sommes là, non ?
— Je comprends. Vous en voulez pour votre argent. Le contrat comportait tellement de clauses… Ça n’a pas dû être donné.
— Des clauses ? Quelles clauses ? répliqua-t-il pendant que la rhapsodie pulsatile qu’elle avait dans la tête évoluait légèrement.
— Cette arme. Le fait que nous soyons seuls.
— Ah, fit Taraschi. Oui. Enfin, non. Ce n’était pas donné. Mais je voulais quelque chose de personnel. Au moment de la finalisation.
Khouri sentait la moutarde lui monter au nez. Elle n’avait jamais tenu une véritable conversation avec aucune de ses cibles. Normalement, ça n’aurait pas dû être possible, dans le rugissement de la foule assoiffée de sang que la mise à mort attirait généralement. Tout en armant le pistolet à toxines, elle avança lentement le long de l’aile.
— Pourquoi la clause d’intimité ? demanda-t-elle, incapable de couper le contact.
— Par dignité. Je voulais bien jouer le jeu, mais je ne voyais pas la nécessité de me déshonorer en le faisant.
— Vous êtes tout près, remarqua Khouri.
— Oui, tout près.
— Et vous n’avez pas peur ?
— Si, bien sûr. Mais de vivre, pas de mourir. Il m’a fallu des mois pour en arriver là. Alors, Ana, que pensez-vous de cet endroit ? demanda-t-il tandis que cessait le bruit de ses pas.
— Je pense qu’il est mal entretenu.
— C’était un bon choix, vous l’admettrez.
Elle se retourna. Il était planté près de l’un des tombeaux, et il paraissait d’un calme surnaturel, presque plus calme que les statues qui assistaient à la rencontre. La pluie qui tombait dans le bâtiment assombrissait le tissu bordeaux de sa tenue caractéristique du Dais et lui plaquait les cheveux sur le front, l’enlaidissant. Il avait l’air plus jeune que toutes ses autres proies, ce qui voulait dire soit qu’il était vraiment plus jeune, soit qu’il était assez riche pour s’offrir les meilleurs traitements de longévité. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais elle misait sur la première hypothèse.
— Vous vous souvenez pourquoi nous sommes là ? demanda-t-il.
— Oui, mais je ne suis pas sûre que ça me plaise.
— Faites-le quand même.
L’une des colonnes de lumière tombant du plafond se braqua magiquement sur lui. L’espace d’un instant seulement, mais cela suffit pour lui permettre de viser.
Elle tira.
— Vous avez bien fait, dit Taraschi, manifestement indifférent à la souffrance.
D’une main, il prit appui sur le mur, tandis que, de l’autre, il effleurait la fléchette plantée dans sa poitrine et l’arrachait, comme on ôte un chardon accroché à ses vêtements. La barbe acérée tomba par terre. Une goutte de sérum perlait à la pointe. Khouri braqua à nouveau l’arme sur lui, mais Taraschi leva sa paume tachée de sang, arrêtant son geste.
— Inutile d’en rajouter, dit-il. Une devrait suffire.
— Vous ne devriez pas être déjà mort ? demanda Khouri, au bord de la nausée.
— Oh, ça prendra un moment. Des mois, plus précisément. C’est une toxine à action lente. Ça laisse tout le temps de réfléchir.
— De réfléchir à quoi ?
Taraschi coiffa ses cheveux mouillés avec ses doigts et essuya sur son pantalon ses mains humides, maculées de sang et de poussière.
— Si je vais la suivre ou non.
La pulsation s’arrêta soudain, procurant à Khouri une sorte de vertige. Elle manqua défaillir. Elle comprit que le contrat était exécuté. Elle avait gagné – encore une fois. Même si Taraschi était toujours vivant.
— C’était ma mère, dit Taraschi en indiquant la plus proche stalle, qui comptait parmi les rares tombeaux encore entretenus.
Il n’y avait pas un grain de poussière sur les seins d’albâtre de la femme, comme si Taraschi avait nettoyé son buste juste avant la rencontre. Il était intact. Ses prunelles étaient même encore ornées de pierres précieuses. Rien, aucune marque, pas un éclat ne déparait ses traits aristocratiques.
— Nadine Weng-da Silva Taraschi.
— Que lui est-il arrivé ?
— Elle est morte au cours du processus de scanning, évidemment. La cartographie a été tellement rapide qu’une moitié de son cerveau fonctionnait encore normalement alors que l’autre était déjà détruite.
— Je regrette. Elle devait être volontaire, mais quand même.
— Il n’y a rien à regretter. En réalité, c’est elle qui a eu de la chance. Vous connaissez l’histoire, Ana ?
— Je ne suis pas d’ici.
— Non, c’est ce que j’ai entendu dire. Vous étiez dans l’armée et il vous est arrivé quelque chose de terrible. Eh bien, je vais vous raconter : les scannings se sont tous parfaitement déroulés. Le problème résidait dans le logiciel qui était censé exécuter les informations scannées et permettre aux ondes alpha d’évoluer vers l’avenir, d’éprouver la conscience, l’émotion, la mémoire, tout ce qui fait de nous des êtres humains. Les choses ont assez bien marché jusqu’au scanning du dernier des Quatre-Vingts, un an après le premier. C’est alors que les premiers volontaires ont commencé à souffrir d’étranges pathologies. Ils se sont effondrés de façon irrécupérable, ou enfermés dans des boucles de rétroaction dont ils ne pouvaient sortir.
— Vous avez dit qu’elle avait eu de la chance ?
— Quelques-uns des Quatre-Vingts tournent toujours, répondit Taraschi. Il y a près d’un siècle et demi que ça dure. Même la peste ne les a pas affectés : ils avaient émigré vers des ordinateurs sécurisés, dans ce que nous appelons maintenant la Ceinture de la Rouille. Mais il y a un moment maintenant qu’ils sont coupés de tout contact avec le monde réel. Ils évoluent dans des environnements simulés de plus en plus élaborés, ajouta-t-il après une pause.
— Et votre mère ?
— C’est elle qui m’a suggéré de la rejoindre. La technologie du scanning est plus perfectionnée, maintenant. On n’en meurt pas forcément.
— Alors, où est le problème ?
— Ce ne serait plus moi. Juste une copie, et ma mère le saurait. Alors que maintenant… maintenant, poursuivit-il en palpant à nouveau la petite blessure, étant définitivement mort dans le monde réel, la copie sera tout ce qui restera de moi. J’ai le temps de me faire scanner avant que la toxine n’induise des dommages tangibles dans ma structure neurale.
— Vous n’auriez pas pu vous l’injecter vous-même ?
— Ç’aurait été trop clinique, répondit Taraschi avec un sourire. Après tout, je suis en train de me tuer, et ce n’est pas une chose qu’on fait à la légère. En vous impliquant, je prolongeais la décision et j’introduisais un élément de hasard. J’aurais pu décider que la vie était préférable et vous résister, et vous auriez pu l’emporter quand même.
— La roulette russe aurait coûté moins cher.
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