Nagorny avait donc pété les plombs et disparu dans les entrailles du bâtiment. Bien que le conseil du capitaine – le retrouver et l’éliminer – heurtât ses instincts les plus profonds, Volyova avait déployé des réseaux de capteurs dans toutes les coursives accessibles et passé des jours à scruter ses rats-droïdes, à l’affût d’indices des déplacements de Nagorny. Ça n’avait servi à rien. Et elle commençait à se dire que c’était sans espoir : Nagorny serait encore en vadrouille quand le bâtiment arriverait dans le système de Yellowstone et que les autres membres de l’équipage se réveilleraient…
C’est alors que Nagorny avait commis deux erreurs, les deux dernières manifestations de sa folie. D’abord, il s’était introduit dans sa cabine et avait laissé, sur une cloison, un message tracé avec son propre sang. Un message très simple. Elle l’aurait deviné toute seule.
VOLEUR DE SOLEIL.
Ensuite, basculant définitivement dans la déraison, il lui avait volé le casque de son scaphandre spatial, la poussant à se réfugier dans sa cabine. Après cela, elle avait eu beau prendre toutes les précautions qui s’imposaient, il avait réussi à lui tendre encore un piège. Il l’avait soulagée de son arme et acculée dans une coursive menant vers une cage d’ascenseur. Elle avait bien tenté de résister, mais Nagorny avait la force des psychotiques, et la poigne qu’il avait refermée sur elle était aussi implacable qu’un étau. Elle s’était dit qu’elle trouverait bien l’occasion de lui échapper avant qu’il n’ait le temps de l’emmener Dieu sait où, lorsque la cabine d’ascenseur arriverait.
Sauf que Nagorny n’avait pas l’intention de lui faire prendre l’ascenseur. Avec son arme, il avait forcé la porte qui donnait sur le puits d’une profondeur insondable et, sans autre forme de procès – sans un mot d’adieu –, il avait poussé Volyova dans le vide.
C’était une grave erreur.
La cage d’ascenseur courait d’un bout à l’autre du bâtiment. Elle allait tomber en chute libre sur des kilomètres avant de heurter le fond. C’est ce qu’elle s’était dit pendant quelques instants de panique absolue. Elle allait tomber jusqu’à ce qu’elle s’écrase, et que ça prenne quelques secondes ou une minute, le résultat serait le même. Les parois de la cage d’ascenseur étaient lisses, sans prise, sans rien à quoi se raccrocher, rien pour stopper sa chute de quelque façon que ce soit.
Elle allait mourir.
Puis, avec un détachement qui devait la frapper par la suite, une partie de son cerveau avait réexaminé le problème. Elle s’était vue non pas tomber sur toute la longueur du vaisseau, mais en vol stationnaire : flottant, parfaitement immobile, par rapport aux étoiles. Ce n’était pas elle qui accélérait, en cet instant précis, c’était le vaisseau qui se déplaçait, qui se ruait vers le haut. Et ce qui provoquait son accélération, c’était sa poussée.
Qu’elle pouvait commander à partir de son bracelet.
Volyova n’avait pas eu le temps de peaufiner les détails. Une idée avait germé – explosé – dans sa tête, et soit elle passait immédiatement à sa réalisation, soit elle acceptait son sort. Elle pouvait stopper sa chute – sa chute apparente – en inversant la poussée du vaisseau, juste le temps d’obtenir l’effet désiré. L’accélération nominale était d’un g, raison pour laquelle Nagorny avait si facilement pris le vaisseau pour une sorte d’énorme bâtiment. Une dizaine de secondes avaient passé pendant qu’elle réfléchissait. Alors, combien ? Dix secondes d’inversion de poussée à un g ? Non, trop modéré. Le puits dans lequel elle tombait n’était peut-être pas assez long. Mieux valait passer à dix g pendant une seconde ; elle savait que les moteurs en étaient capables. Le reste de l’équipage, tranquillement encoconné dans ses caissons, ne risquait rien. Et elle n’en pâtirait pas non plus ; elle verrait juste passer assez brutalement les parois de la cage d’ascenseur.
Mais Nagorny n’était pas aussi bien protégé.
Ça n’avait pas été facile. Elle avait eu du mal à transmettre les instructions nécessaires par l’intermédiaire de son bracelet, avec le bruit de l’air qui couvrait sa voix. Elle avait ensuite connu quelques moments d’agonie avant que le vaisseau ne donne l’impression de réagir.
Et puis, docilement, il avait obéi à ses ordres.
Par la suite, elle avait retrouvé Nagorny. Normalement, une poussée de dix g, pendant une seconde, n’aurait pas dû être mortelle. Normalement. Mais Volyova n’avait pas augmenté l’accélération d’un seul coup. Elle avait tâtonné et, à chaque secousse, Nagorny avait été projeté contre le sol et le plafond.
Elle avait été blessée, elle aussi, d’ailleurs. Elle avait heurté la paroi de la cage d’ascenseur en retombant, et elle s’était cassé une jambe, mais la fracture était maintenant consolidée, et la douleur n’était plus qu’un vague souvenir. Elle se souvenait d’avoir coupé la tête de Nagorny à l’aide de sa curette-laser, car elle avait besoin des implants greffés dans son cerveau. La création de ces petites choses délicates avait exigé un processus laborieux de croissance moléculaire. Autant éviter de devoir les dupliquer…
Le moment était venu de les récupérer.
Elle sortit la tête du casque et la plongea dans l’azote liquide. Puis elle passa les mains dans deux gantelets rigides fixés au-dessus de la paillasse, au milieu d’une architecture complexe de vérins et de pistons. De petits instruments chirurgicaux étincelants s’animèrent et descendirent en bourdonnant vers le crâne afin de le découper en tranches qui se juxtaposeraient, par la suite, avec une précision diabolique. Avant de reconstituer la tête, Volyova y insérerait de faux implants, afin que, si l’envie prenait à quelqu’un d’examiner un jour la tête, il ne voie pas quel traitement elle lui avait fait subir. Elle devrait ensuite la raccorder au corps, mais, pour ça, elle ne s’en faisait pas trop. Le temps que les autres découvrent ce qui était arrivé à Nagorny – ce qu’elle allait leur faire croire qu’il lui était arrivé –, ils ne seraient plus très pressés de l’examiner en détail. Sudjic risquait de poser un problème, bien sûr : Nagorny avait été son amant, avant de disjoncter complètement.
Enfin, ce problème, Ilia Volyova le réglerait le moment venu. En attendant, elle avait d’autres chats à fouetter.
Tout en plongeant dans les recoins les plus secrets du cerveau de Nagorny, elle commença à se demander par qui elle allait bien pouvoir le remplacer.
Elle ne voyait aucun candidat plausible à bord du vaisseau.
Enfin, elle trouverait peut-être une nouvelle recrue du côté de Yellowstone.
— Alors, la Caisse, je chauffe ?
Sa voix lui parvenait, brouillée, tremblante, à travers la masse de bâtiments qui la dominaient de toute leur hauteur.
— Vous chauffez si fort que vous allez cramer, ma chère ! Tenez bon et veillez à ne pas gâcher ces précieuses fléchettes à toxines.
— Oui, à propos, la Caisse, je…
Khouri esquiva de justesse trois Néo Komusos qui passaient tel un vent de tempête, la tête protégée par un casque de vannerie, en faisant voltiger leur shakuhachi – leur éternelle flûte de bambou – comme un bâton de majorette, afin de disperser une bande de singes capucins qui disparurent dans les ombres.
— Je voudrais savoir… poursuivit-elle. Et si nous faisons des victimes collatérales ?
— Impossible, répondit Ng. La toxine a été conçue par génie génétique en fonction de la biochimie de Taraschi. Si vous atteignez quelqu’un d’autre, vous ne lui occasionnerez qu’une vilaine piqûre.
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