Lentement…
Des icônes figurant des crânes et des tibias entrecroisés dansèrent sur son bracelet, annonçant le début de l’attaque moléculaire contre la tête de pont. Volyova s’y attendait. Des anticorps devaient déjà suinter à travers la carapace, rencontrer l’ennemi et l’affronter.
Lentement… Et tout s’arrêta.
La tête de pont n’irait pas plus loin. Un bon kilomètre du cône dépassait encore de la surface craquelée de Cerbère. On aurait dit une sorte de château d’eau à la partie supérieure hypertrophiée. Les armements du pourtour paraient toujours les assauts de la croûte, mais les salves de spores devaient désormais parcourir plusieurs dizaines de kilomètres et ne constitueraient plus une réelle menace, à moins que la croûte ne soit capable d’une régénération d’une rapidité improbable.
La tête de pont allait maintenant s’ancrer, assurer sa prise, analyser les armes moléculaires utilisées contre elle, concevoir des stratégies de défense subtilement adaptées.
Elle n’avait pas laissé tomber Volyova.
Celle-ci fit pivoter son siège pour faire face aux autres et remarqua que son poing était crispé sur son lance-aiguilles, elle n’aurait su dire depuis combien de temps.
— Eh bien, ça y est, dit-elle.
On aurait dit une leçon de biologie destinée à des dieux, ou une photo porno susceptible d’être appréciée uniquement par des planètes pensantes.
Après l’ancrage de l’arme, Khouri et Volyova passèrent des heures à suivre les données chiffrées, en perpétuelle évolution, de la molle bataille en cours. Les formes géométriques des deux protagonistes lui rappelaient un virus conique nanifié par la cellule sphérique beaucoup plus vaste qu’il se serait efforcé de contaminer. Khouri devait faire un effort pour se rappeler que ce cône insignifiant était gros comme une montagne et que la cellule était un monde.
Il semblait qu’il ne se passait pas grand-chose à présent, parce que le combat se livrait essentiellement au niveau moléculaire, par-delà un front invisible, presque fractal, qui s’étendait sur plusieurs dizaines de kilomètres carrés. Au début. Cerbère avait vainement tenté de repousser l’envahisseur avec des armes hautement entropiques et de le dégrader en mégatonnes de cendres atomiques. Puis la planète avait opté pour une stratégie de digestion. Elle essayait encore de démanteler l’ennemi atome par atome, mais systématiquement, comme un enfant qui démonte un jouet complexe au lieu de le briser en mille morceaux, plaçant diligemment chacun de ses composants dans un compartiment particulier afin de pouvoir le réutiliser par la suite. Il y avait une logique là-dedans, après tout ; les armes secrètes avaient annihilé plusieurs kilomètres cubes de ce monde, et le système de Volyova comportait probablement plus ou moins les mêmes ratios d’éléments et d’isotopes que la matière détruite, ce qui éviterait à Cerbère de consommer ses propres ressources, limitées, dans le processus. Peut-être la planète procédait-elle toujours selon cette méthode pour réparer les inévitables dégâts causés par des millénaires de frappes de météorites et de bombardement par les rayons cosmiques. Peut-être s’était-elle emparée de la première sonde de Sylveste non dans le désir pervers de préserver son secret mais parce qu’elle avait faim, répondant au même genre de stimulus aveugle qu’une fleur Carnivore, sans réfléchir à l’avenir.
Seulement l’arme de Volyova n’était pas conçue pour se laisser digérer sans livrer combat.
— Vous voyez, avec nous, Cerbère aura appris quelque chose.
Elle affichait, depuis son siège sur la passerelle, des schémas combinant les douzaines de composants que l’arsenal moléculaire de la planète déchaînait actuellement contre son arme. Il en résultait une image évoquant une page de livre d’entomologie, un catalogue d’insectes métalliques, diversement spécialisés. Certains étaient des désassembleurs : la ligne de front du système de défense amarantin. Leur rôle consistait à attaquer matériellement, concrètement, la surface de la tête de pont, à en déloger les atomes et les molécules avec leurs manipulateurs, puis à en démanteler les liaisons chimiques. Ils s’engageaient ainsi dans un combat à mains nues avec les propres lignes de front de Volyova. La matière libérée était ensuite passée, juste derrière la ligne de front, à des insectes plus gros. Tels des employés industrieux, ils catégorisaient et triaient inlassablement les bouts de matière qu’ils recevaient. Si la structure du fragment était simple – un bout de fer ou de carbone indifférencié, par exemple –, ils l’étiquetaient aux fins de recyclage et le transmettaient à d’autres insectes plus gros, qui fabriquaient encore d’autres insectes, répondant à des critères spécifiques différents. Et si les fragments de matière étaient organisés autour d’une structure digne de ce nom, ils n’étaient pas destinés au recyclage immédiat mais confiés à d’autres insectes qui fractionnaient les segments en s’efforçant de déterminer s’ils recelaient des principes utiles. Auquel cas ils seraient mémorisés, évalués et envoyés aux insectes ouvriers. De la sorte, la génération suivante d’insectes serait sensiblement plus avancée que la précédente.
— Ils auront appris quelque chose grâce à nous, répéta Volyova, comme si elle trouvait cette perspective aussi glorieuse que dérangeante. Ils isolent nos principes d’action et les incorporent dans leurs propres forces.
— On dirait que ça vous fait jubiler, nota Khouri en mangeant une pomme cultivée à bord.
— Et pourquoi pas ? C’est un système élégant. J’en apprendrai bien quelque chose, moi aussi, mais pas de la même façon. Ce qui se passe là-bas est méthodique, infini, et tout ça sans une once d’intelligence, dit-elle, sincèrement admirative.
— Très impressionnant, en effet, confirma Khouri. Une réplication aveugle, sans un poil d’intelligence, mais comme elle se produit simultanément en un milliard d’endroits, ils vont l’emporter sur nous par la seule force du nombre. C’est bien ça, hein ? Vous allez rester assise ici, à tourner et retourner tout ça dans votre tête, et ça ne changera rien au résultat. Tôt ou tard, ils apprendront tous vos trucs.
— Mais pas immédiatement, répondit Volyova avec un mouvement de tête en direction du schéma. Vous croyez que j’aurais été assez bête pour les attaquer du premier coup avec la plus avancée des armes à notre disposition ? On ne fait jamais une chose pareille, à la guerre, Khouri. On ne déploie jamais plus de force ou de ruse contre un ennemi que la situation ne l’exige, de même qu’on ne joue jamais sa meilleure carte en premier au poker. On attend que la mise le justifie.
Puis elle lui expliqua comment les mesures actuellement déployées par son arme étaient en réalité très anciennes, et pas d’une grande sophistication. Elle les avait adaptées de textes anciens trouvés dans la base de données holographique de l’armothèque.
— Ils ont près de trois cents ans de retard sur nous, dit-elle.
— Mais Cerbère rattrape son retard.
— D’accord, mais en réalité, ce genre d’acquis technique est plutôt stable, probablement à cause de la façon irréfléchie avec laquelle nous dispensons nos secrets. Il n’y a pas de sauts intuitifs possibles ; les systèmes amarantins ont évolué de façon linéaire. C’est comme si on essayait de déchiffrer un code par la seule computation brutale. En tout cas, j’ai une idée assez précise du temps qu’il leur faudra pour arriver à notre niveau actuel. Pour le moment, ils nous rattrapent au rythme de dix ans toutes les trois ou quatre heures, temps de bord. Ce qui veut dire que, d’ici moins d’une semaine, les choses vont devenir intéressantes.
Читать дальше