— Pourquoi ? Vous trouvez que ça ne l’est pas ? fit Khouri en secouant la tête, avec l’impression – et ce n’était pas la première fois – que bien des choses lui échappaient au sujet de Volyova. Et comment cette escalade doit-elle se dérouler ? Votre arme transporte une copie de l’armothèque ?
— Non ; ce serait trop dangereux.
— D’accord ; autant envoyer un soldat derrière les lignes ennemies avec tous ses secrets. Alors, comment ça se passe ? Les secrets sont transmis à l’arme au moment où elle en a besoin ? C’est tout aussi risqué, non ?
— C’est bien comme ça que ça se passe, mais c’est beaucoup plus sûr que vous ne pensez. Les transmissions sont codées à l’aide d’une clé d’encryptage à usage unique, une chaîne de digits à génération aléatoire qui spécifie le changement à effectuer – s’il faut ajouter zéro ou un à chacun des bits du signal brut. Une fois encrypté, le signal est indéchiffrable sans une copie de la clé. L’arme en a une, évidemment, mais elle est logée dans son cœur, sous des dizaines de mètres de diamant massif, et les liaisons avec les systèmes de commande assembleur sont hyper-sécurisées. Il n’y a aucun risque que la clé tombe entre des mains ennemies même si l’arme était attaquée ou détournée. Dans ce cas, je n’aurais qu’à m’abstenir de toute transmission.
Khouri acheva de grignoter le trognon de sa pomme.
— Il y a donc un moyen, dit-elle après réflexion.
— Un moyen de quoi ?
— De mettre fin à tout ça. C’est bien ce que nous voulons, n’est-ce pas ?
— Vous ne pensez pas que les dégâts sont déjà faits ?
— Nous n’avons aucun moyen d’en être sûrs, mais à supposer qu’ils ne l’aient pas été ? Après tout, nous n’avons encore vu qu’une strate de camouflage. Stupéfiante, d’accord, et comme il s’agit d’une technologie non humaine, nous aurions beaucoup à en apprendre, mais nous ne savons toujours pas ce qu’elle cache, dit-elle avec emphase, en ponctuant son propos d’un coup sur son siège qui fit sursauter Volyova, ainsi qu’elle le constata avec satisfaction. Nous n’avons pas encore atteint la chose proprement dite ; nous ne l’avons même pas encore aperçue, et nous ne la verrons pas avant que Sylveste n’y arrive en personne.
— Nous l’empêcherons de partir, fit Volyova en tapotant le lance-aiguilles passé à sa ceinture. Nous contrôlons la situation, à présent.
— Vous prendriez le risque de nous faire tous tuer s’il déclenche la chose qu’il a dans les yeux ?
— Pascale a dit que c’était du bluff.
— Ouais, et je suis sûre qu’elle le croit.
Khouri n’eut pas besoin d’en dire davantage. Volyova hocha lentement la tête ; elle avait compris.
— Il y a un meilleur moyen, poursuivit Khouri. Laissons partir Sylveste s’il y tient absolument, mais faisons en sorte qu’il ait du mal à entrer.
— Ce qui signifie…
— Je vais le dire, si vous ne voulez pas le faire. Nous devons le laisser mourir, Volyova. Nous devons laisser gagner Cerbère.
Système Cerbère-Hadès,
héliopause de Delta Pavonis, 2566
— Tout ce que nous savons, dit Sylveste, c’est que l’arme de Volyova a pénétré sous l’enveloppe extérieure de la planète. Elle est peut-être au niveau occupé par les machines que j’ai vues lors de ma première exploration.
Quinze heures avaient passé depuis l’ancrage de la tête de pont, et Volyova n’avait encore rien fait. Elle avait jusqu’alors refusé d’envoyer ses premiers mouchards mécaniques.
— Ces machines sont manifestement consacrées à l’entretien de la croûte. Elles assurent sa réparation quand elle est endommagée, elles maintiennent l’illusion de réalisme et elles collationnent la matière brute s’il en arrive. Et puis elles constituent la première ligne de défense.
— Mais qu’y a-t-il dessous ? demanda Pascale. Nous n’avons pas bien vu, la nuit où tu as été attaqué, et je doute que les machines reposent simplement sur un lit de roche, qu’il y ait une vraie planète rocheuse sous cette enveloppe mécanique.
— Nous le saurons bien assez tôt, fit Volyova, les lèvres pincées.
Ses mouchards étaient d’une simplicité risible ; les robots que Sylveste et Calvin avaient utilisés lors des travaux initiaux sur le capitaine étaient beaucoup plus perfectionnés. Volyova avait pour principe de ne pas laisser approcher de Cerbère une technologie plus sophistiquée que ne l’exigeaient les tâches en cours. La tête de pont pouvait en fabriquer des quantités, et cette prodigalité compenserait leur manque d’intelligence. Ils étaient gros comme le poing, munis des organes de locomotion nécessaires pour se déplacer et des yeux qui justifiaient leur existence, mais ils n’avaient pas de cerveau, pas même un réseau élémentaire de quelques milliers de neurones ou le genre d’encéphale qui ferait passer pour génial le plus primitif des insectes. À la place, ils avaient de petites filières qui extradaient de la fibre optique enrobée d’une gaine. Les drones étaient opérés par la tête de pont ; tout ce qu’ils voyaient, toutes les commandes transitaient par ce câble, qui assurait la discrétion quantique.
— Je pense que nous trouverons une autre couche d’automation, dit Sylveste. Peut-être une autre strate de défense. Mais il doit bien y avoir quelque chose qui vaut la peine d’être protégé.
— Vraiment ? ironisa Khouri, qui avait conservé son arme à plasma braquée sur lui pendant toute la durée de l’échange. C’est ce qui s’appelle des hypothèses non vérifiées, vous ne trouvez pas ? Vous parlez comme s’il y avait là quelque chose de précieux sur quoi on voudrait nous empêcher de mettre nos sales pattes, et ce camouflage servirait à dissuader les singes de notre espèce d’approcher. Bon… et si ce n’était pas ça du tout ? Et s’il y avait quelque chose de terrible à l’intérieur ?
— Il se pourrait qu’elle ait raison, intervint Pascale.
— Si vous vous imaginez, du haut de votre supériorité, que j’aurais pu négliger une possibilité, vous vous trompez, dit-il, les yeux rivés sur le pistolet laser, laissant Khouri et sa femme se demander s’il bluffait ou non.
— Ça ne me viendrait même pas à l’idée, répondit Khouri.
Quatre-vingt-dix minutes après que le premier mouchard se fut laissé tomber, au bout de son câble, dans le vide ménagé sous la croûte, Sylveste eut un premier aperçu de ce qui l’attendait. Il ne comprit pas tout de suite ce qu’il voyait. Les gigantesques formes sinueuses – disloquées et apparemment mortes – se dressaient au-dessus des drones tels les membres enchevêtrés d’un dieu abattu. Il était impossible de deviner la multitude de fonctions que remplissaient ces énormes machines. On pouvait seulement dire que la protection de la croûte paraissait primordiale. C’était probablement là que les armes moléculaires entraient en activité avant d’être lancées à l’assaut de tout nouvel arrivant. La croûte proprement dite était une sorte de machine par elle-même, bien sûr, mais une machine obligée de ressembler à une planète. Les serpents n’avaient pas cette contrainte.
Il faisait moins sombre qu’il ne s’y attendait ; pourtant, aucune lumière ne provenait de l’ouverture, car elle était complètement obstruée par l’arme. Mais les serpents semblaient irradier une lueur argentée, telles les entrailles d’une créature sous-marine phosphorescente, grouillante de bactéries bio-luminescentes. Il était impossible de deviner la fonction de cette lumière, si tant est qu’elle en ait une. C’était peut-être un sous-produit inévitable de la nanotechnologie amarantine. En tout cas, on y voyait à dix kilomètres à la ronde, jusqu’au point où la voûte constituée par la croûte s’incurvait vers le bas et rencontrait l’horizon : le sol sur lequel les serpents étaient lovés. La voûte était soutenue à intervalles réguliers par des formes convulsées, pareilles à des troncs noueux. On se serait cru dans les profondeurs d’une forêt primitive éclairée par la lune ; le ciel était invisible et le sol indistinct, tellement le sous-bois était épais. Les racines des arbres s’enlaçaient, s’entremêlaient au point de former une matrice inextricable couleur de graphite. C’était ce qui tenait lieu de sol.
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