— Vous n’allez pas me reprocher de tirer le meilleur parti d’une situation désastreuse ?
— Pas du tout, répondit Sajaki. Mais nous apprécierions que vous nous exposiez un peu plus précisément vos exigences. C’est raisonnable, non ?
Le fauteuil de Sylveste planait près de celui de Pascale. Elle le regardait d’un air aussi intrigué que les membres de l’équipage qui les avaient capturés. Sauf qu’elle en savait beaucoup plus, se dit-il. Elle savait presque tout ce qu’il y avait à savoir, en fait – ou du moins autant que lui. Maintenant, ce qu’ils savaient l’un et l’autre ne représentait peut-être qu’une infime partie de la vérité.
— Puis-je afficher une carte du système à partir de ce poste ? demanda Sylveste. Je veux dire, bien sûr que c’est possible, en principe, mais pourrais-je le faire, et avoir quelques explications ?
— Les cartes les plus récentes ont été compilées alors que nous étions en approche, répondit Hegazi. Vous pouvez les charger à partir de la mémoire du bâtiment, et les projeter sur l’afficheur planétaire.
— Alors montrez-moi comment faire. Je ne suis pas un passager tout à fait comme les autres, et ça va durer un moment, alors autant que vous vous y fassiez.
Il fallut une minute à peu près pour retrouver les bonnes cartes et une demi-minute de plus pour projeter les éléments voulus sur la sphère synoptique, sous la forme voulue par Sylveste. L’image en temps réel de Resurgam s’éclipsa, laissant place à la représentation d’un système solaire avec ses onze planètes principales, ses planétoïdes et ses comètes, figurées sous la forme de courbes élégantes, colorées, chacun des corps occupant sa position réelle. Comme l’échelle adoptée était énorme, les planètes de type terrestre – dont Resurgam – étaient regroupées au milieu. Un petit amas d’orbites concentriques dansaient autour de Delta Pavonis, l’étoile. Les planètes mineures venaient ensuite, suivies par les géantes gazeuses et les comètes, qui occupaient le terrain médian du système. Plus loin, il y avait deux mondes gazeux sous-joviens, plus petits, pas des géantes – loin de là –, et enfin un monde plutonien, une sorte de nuage cométaire captif, avec deux lunes solidaires. La ceinture de Kuiper du système, la matière cométaire primordiale, était visible dans l’infrarouge sous la forme d’une écharpe nouée à un bout, jetée dans l’espace. Ensuite, il n’y avait plus rien sur vingt UA, plus de dix heures-lumière à partir de l’étoile qui régnait sur le système. Le peu de matière qu’il y avait à cet endroit n’était que faiblement soumise au champ gravitationnel de l’étoile ; mais les orbites faisaient des siècles de longueur et étaient facilement perturbées par les autres corps de rencontre. L’enveloppe protectrice constituée par le champ magnétique de l’étoile ne s’étendait pas jusque-là, et la course des objets était amortie par les bourrasques incessantes de la magnétosphère galactique, le grand vent dans lequel étaient enclos les champs magnétiques de toutes les étoiles, tels de petits tourbillons dans un cyclone plus vaste.
Mais cet énorme espace vide ne l’était pas complètement. On n’y voyait, au départ, qu’un seul et unique corps, l’échelle de grossissement par défaut étant trop importante pour faire apparaître sa dualité. Il se trouvait dans la direction de la pointe du halo de Kuiper : sa force d’attraction gravitationnelle avait étiré le halo au départ sphérique, et c’est cette configuration bosselée qui trahissait son existence. Pour voir l’objet proprement dit à l’œil nu, il aurait fallu s’en trouver à moins d’un million de kilomètres. Et à ce moment-là, le voir aurait été la dernière des préoccupations de l’éventuel observateur.
— Vous savez ce que c’est, remarqua Sylveste. Même si vous n’y avez peut-être pas fait très attention jusqu’à présent.
— C’est une étoile neutronique, dit Hegazi.
— Bien. Vous vous souvenez d’autre chose ?
— Seulement qu’elle a un compagnon, répondit Sajaki. Ce qui n’est pas inhabituel en soi.
— Pas vraiment, non. Les étoiles neutroniques ont souvent des planètes – elles seraient les restes condensés d’étoiles binaires disparues. Ou alors, la planète a réussi, d’une façon ou d’une autre, à éviter la destruction quand le pulsar s’est formé, au cours de l’explosion en supernova d’une étoile plus lourde. Enfin, conclut Sylveste, ce n’est pas inhabituel, non. Alors vous devez vous demander pourquoi je m’y intéresse ?
— C’est une question raisonnable, commenta Hegazi.
— Eh bien, c’est qu’elle a quelque chose d’étrange, répondit Sylveste en agrandissant l’image jusqu’à ce que la planète soit nettement visible. Elle décrit autour de l’étoile neutronique une orbite d’une rapidité grotesque. La planète revêtait une importance extraordinaire pour les Amarantins. Elle apparaît de plus en plus souvent dans les artefacts de la phase tardive, au fur et à mesure qu’on approche de l’Événement, l’embrasement stellaire qui les a anéantis.
Ce coup-ci, il avait réussi à les captiver. S’ils avaient d’abord songé au risque de destruction de leur bâtiment, à présent, il avait complètement ravi leur intellect. Il n’avait jamais douté que cette partie serait plus simple qu’avec les colons, parce que l’équipage de Sajaki avait déjà l’avantage de la perspective cosmique.
— Alors, qu’est-ce que c’est ? demanda Sajaki.
— Je ne sais pas. C’est ce que vous allez m’aider à découvrir.
— Vous pensez qu’il y aurait quelque chose sur la planète ? avança Hegazi.
— Ou dedans. Nous ne le saurons que lorsque nous aurons pu la voir de plus près, pas vrai ?
— Il se pourrait que ce soit un piège, dit Pascale. Nous ne pouvons pas nous permettre d’écarter cette possibilité – surtout si Dan a raison à propos du timing.
— Quel timing ? demanda Sajaki.
— Je soupçonne… ou plutôt, non, je suis arrivé à une conclusion, répondit Sylveste en faisant une cathédrale avec ses doigts. La conclusion que les Amarantins en étaient arrivés au point où ils maîtrisaient le voyage dans l’espace.
— D’après ce que j’ai vu sur place, dit Sajaki, rien, dans les fossiles examinés, ne vient étayer cette supposition.
— Mais comment pourrait-il y avoir quelque chose ? Les artefacts technologiques ont, structurellement, une durée de vie inférieure à celle des objets plus primitifs. La poterie reste. Les microcircuits tombent en poussière. Et puis, il a fallu une technologie comparable à la nôtre pour enfouir la cité sous l’obélisque. S’ils étaient capables de faire une chose pareille, on ne voit pas pourquoi ils n’auraient pas pu atteindre les limites de leur système solaire, et peut-être même voyager dans l’espace interstellaire.
— Vous ne croyez tout de même pas que les Amarantins avaient atteint d’autres systèmes ?
— Eh bien, je ne l’exclus pas.
Sajaki eut un sourire.
— Alors, où sont-ils passés ? Je peux accepter qu’une civilisation technologique ait disparu sans laisser de trace, mais pas une civilisation qui aurait colonisé divers mondes. Elle aurait laissé des traces derrière elle.
— Elle l’a peut-être fait.
— Le monde qui tourne autour de l’étoile neutronique ? Vous croyez que c’est là que vous trouverez les réponses à vos questions ?
— Si je le savais, je n’aurais pas besoin d’y aller. Tout ce que je vous demande c’est de me le laisser découvrir, et donc de m’y emmener. (Sylveste posa son menton sur ses doigts en clocher.) Vous me rapprocherez autant que possible de la planète, tout en assurant ma sécurité. Si ça implique de mettre à ma disposition les moyens les plus monstrueux dont dispose ce bâtiment, eh bien, ainsi soit-il.
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