Une porte s’était ouverte dans la coque sombre du bâtiment. Elle avait l’air beaucoup trop petite pour laisser entrer un seul et unique scaphandre et à plus forte raison pour les accueillir tous, puis ils se rapprochèrent, et il apparut que la porte faisait une dizaine de mètres de largeur et leur permettrait aisément d’entrer tous ensemble. Sylveste, sa femme et les deux Ultras, dont l’un soutenait Volyova, la blessée, disparurent à l’intérieur, et la trappe se referma sur eux.
Sajaki les conduisit dans un sas où ils ôtèrent leurs scaphandres et purent à nouveau respirer normalement. L’odeur de l’air ramena brutalement Sylveste à sa dernière visite à bord. Il avait oublié cette fichue puanteur.
— Ne bougez pas d’ici, dit Sajaki pendant que les scaphandres s’autonettoyaient et se raccrochaient d’eux-mêmes à la paroi. Je dois m’occuper de ma collègue.
Il s’agenouilla et s’affaira autour de la cuirasse de Volyova. Sylveste envisagea un instant de lui dire de ne pas trop se fatiguer pour elle, puis il se ravisa. Ce n’était peut-être pas la meilleure chose à faire. Inutile de le pousser à bout ; il était déjà allé assez loin en écrasant la simu de Cal.
— Que s’est-il passé en bas, au juste ?
— Je ne sais pas.
Ça, c’était Sajaki tout craché ; comme tous les gens vraiment intelligents que Sylveste avait rencontrés, il était trop futé pour feindre de comprendre quelque chose quand c’était vraiment incompréhensible.
— Je ne sais pas, et pour le moment – pour le moment – ça n’a pas d’importance. (Il examina un voyant sur le scaphandre de Volyova.) Ses blessures sont sérieuses, mais n’ont pas l’air mortelles. Elle s’en sortira. Et puis, maintenant que je vous tiens, le reste est secondaire. Cela dit, Khouri, fit-il avec un mouvement de tête en direction de l’autre femme, qui s’était extirpée de son scaphandre, il y a quelque chose qui me préoccupe…
— Oui, quoi ?
— Non, rien. Passons… pour le moment. Au fait, fit-il en regardant Sylveste, le petit numéro que vous m’avez fait avec la simu… N’allez pas croire que ça m’a impressionné un seul instant.
— Ça aurait dû. Comment voulez-vous que j’opère le capitaine, maintenant ?
— Avec l’aide de Calvin, évidemment. Vous avez oublié que j’en avais gardé une sauvegarde, la dernière fois que vous l’avez fait venir à bord ? D’accord, ce sera une version un peu démodée, mais ses compétences chirurgicales sont intactes.
C’était un bon bluff, se dit Sylveste, mais ce n’était pas autre chose. Enfin, il en existait bien une sauvegarde, ou un genre de sauvegarde… Sans quoi il n’aurait jamais détruit la simu.
— À propos… le capitaine va si mal que ça ? Pourquoi n’est-il pas venu m’accueillir en personne ?
— Vous le verrez en temps utile, répondit Sajaki.
Il commença, avec l’aide de l’autre femme, à retirer des lambeaux de carcasse calcinée du scaphandre de Volyova, processus qui évoquait l’épluchage d’un crabe. Pour finir, il murmura quelque chose à la femme, et ils s’arrêtèrent, ayant manifestement décidé que la tâche était trop délicate pour être menée à bien sur place. Un trio de cyborgs s’introduisit alors dans la pièce. Deux d’entre eux soulevèrent Volyova et l’emmenèrent, suivis par Sajaki et la femme. Sylveste ne l’avait pas vue lors de sa précédente visite à bord, mais elle paraissait occuper un rôle élevé dans la hiérarchie du vaisseau. Le troisième cyborg s’accroupit et observa mornement Sylveste et Pascale de ses yeux-caméras.
— Il ne m’a même pas dit d’enlever mon masque et mes lunettes, nota Sylveste. On dirait qu’il se fiche de m’avoir capturé.
Pascale hocha la tête. Elle tripotait ses vêtements, comme étonnée que l’air-gel du scaphandre n’ait pas laissé un résidu collant après son élimination.
— Quoi qu’il se soit passé en bas, à la surface de la planète, ça a dû fiche tous ses plans à l’eau. Peut-être qu’il aurait le triomphe moins modeste si tout s’était déroulé comme prévu.
— Sajaki n’est pas du genre à pavoiser. Enfin, je m’attendais quand même à ce qu’il exulte quelques minutes.
— Peut-être le fait que tu as détruit la simu…
— Oui, ça a dû lui mettre un coup au moral, acquiesça-t-il, bien conscient qu’ils étaient vraisemblablement sur écoute. La copie de Cal qu’il avait faite à l’époque a probablement conservé des fonctionnalités résiduelles, même en tenant compte des routines d’autodestruction, mais sûrement pas assez pour permettre au canal de s’établir, même avec la congruence bi-univoque entre la simu et le récipiendaire. (Sylveste déplaça deux caisses sur lesquelles ils s’assirent.) Pff, je suis sûr qu’il a essayé de faire tourner sa simu dans le corps d’un pauvre imbécile.
— Ça n’a pas dû marcher.
— Il a même dû la bousiller. Il compte probablement sur moi pour travailler avec la copie endommagée, sans canalisation. En me basant sur ce que je sais des automatismes et de la méthodologie de Cal.
Pascale hocha la tête. Elle était assez futée pour ne pas poser la question qui s’imposait : quel plan Sajaki avait-il en tête au cas où sa propre copie serait trop endommagée ? Au lieu de cela, elle demanda :
— Tu as une idée de ce qui s’est passé en bas ?
— Non, et je pense que Sajaki disait la vérité quand il m’a répondu la même chose. Quoi qu’il soit arrivé, ce n’était pas prévu. Peut-être une rivalité latente au sein de l’équipage, qui a fini par éclater à la surface parce que les protagonistes n’auraient eu aucune chance à bord.
Mais bien que l’idée lui paraisse seulement à moitié plausible, il n’osait pousser la réflexion plus loin. Trop de temps avait passé, même dans le cadre de référence de Sajaki, pour que Sylveste puisse se fier à son processus de déduction généralement infaillible.
Il devait la jouer très fine, en fait, tant qu’il n’aurait pas compris la dynamique de l’équipage actuel. Enfin, à condition qu’ils lui en laissent le temps…
Pascale s’agenouilla à côté de son mari. Ils avaient ôté leur masque, à présent, mais seule Pascale avait enlevé ses lunettes anti-poussière. Des rangées de scaphandres vides se dressaient autour d’eux, pareils à des momies, ce qui leur donnait des airs de profanateurs de tombe égyptienne.
— Nous courons un grave danger, hein ? Si Sajaki décide qu’il ne peut rien tirer de toi…
— Il nous ramènera à la surface sans nous faire de mal, répondit Sylveste en prenant les mains de sa femme. Sajaki ne peut exclure la possibilité qu’il ait à nouveau besoin de moi un jour.
— J’espère que tu as raison… parce que c’est un sacré risque que tu as pris.
Elle le regarda avec une expression qu’il lui avait rarement vue auparavant. Un air de calme avertissement.
— Et que tu me fais courir à moi aussi.
— Je ne suis pas l’esclave de Sajaki. Il fallait que je le lui rappelle, c’est tout. Il a beau être malin, j’aurai toujours une longueur d’avance sur lui.
— Mais c’est lui le chef, maintenant, tu n’as pas compris ça ? Il n’a peut-être pas la simu, mais il te tient, toi. Ce qui lui donne une longueur d’avance, selon mes critères.
Sylveste eut un sourire et chercha une réponse à la fois sincère et qui corresponde exactement à ce que Sajaki voulait entendre.
— Une longueur, mais moins qu’il ne pense.
Sajaki et l’autre femme revinrent moins d’une heure plus tard, accompagnés par un gigantesque chimérique : le triumvir Hegazi. Sylveste l’avait déjà vu lors de son précédent séjour à bord, mais c’est à peine s’il le reconnut. Hegazi avait toujours été un exemple extrême des représentants de son espèce – presque aussi totalement cybernétique que son capitaine –, mais, depuis la dernière fois, ce qu’il avait encore d’humain avait disparu sous des couches de machinerie. Il avait troqué certaines de ses prothèses contre d’autres, plus récentes, ou plus élégantes, et il était accompagné d’un nouvel environnement d’entoptiques, pour la plupart conçues afin de créer, en réaction aux mouvements de son corps, une cascade ininterrompue de membres fantômes de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel qui l’entouraient pendant une ou deux secondes avant de s’estomper. Sajaki, lui, portait une tenue sans prétention, sans insignes de rang ni décorations d’aucune sorte, qui soulignait sa charpente squelettique. Mais Sylveste savait qu’il ne fallait pas le juger à son manque de masse corporelle et à son absence d’armes prosthétiques visibles. Les machines qui grouillaient manifestement sous sa peau lui conféraient une vitesse et une puissance surhumaines. Il était au moins aussi dangereux qu’Hegazi et beaucoup plus rapide.
Читать дальше